L'Hospitalité des Frères de St. Jean de Dieu vers l'année 2000
Document de Frère Pierluigi Marchesi
Chers frères,
Avec ce document
intitulé « L’hospitalité des frères de saint Jean de Dieu en vue de l’an
2000 », j’ai l’intention de poursuivre le cheminement commencé
précédemment avec les réflexions sur « les bases du Renouveau » et
« L’humanisation ».
Renouveau,
source de consolation
1. La première
réflexion jaillissait d’un profond et urgent besoin de conversion intérieure
que nous éprouvions tous, pour maintenir notre vie spirituelle dans sa ligne
prophétique.
Ce document exprimait clairement la finalité
d’un renouveau pour ne pas perdre contact avec Dieu, l’Eglise et saint Jean de
Dieu. De cette manière, notre renouveau est devenu quelque chose de tangible,
source d’une authentique consolation.
2. Dans le deuxième
document, je me suis efforcé, avec l’aide précieuse de mon Conseil, d’attirer
l’attention sur de tout l’Ordre et de ses collaborateurs laïcs sur le but
ultime de notre action : le rapport humain et humanisant ave le
malade ; rapport basé sur la conscience que le témoignage de notre charisme
ne peut se faire si nous perdons de vue la figure centrale de notre agir
quotidien, c’est à dire le nécessiteux, l’homme qui souffre, le pauvre :
notre manière « d’être » et « d’agir » envers lui, nos
rapports professionnels, constituent à la fois un témoignage de l’amour
miséricordieux, une réédition vivante de l’amour du Christ à notre époque et de
sa prédilection pour les plus nécessiteux.
3. Le document actuel,
qui s’inspire des ferments de vie exprimés dans les différents provinces de
l’Ordre, se situe idéalement à mi-chemin entre les deux textes précédents, car
il s’efforce de combler l’écart existant entre notre dimension intérieure de
personnes et de religieux, et l’attitude humanitaire que le malade attend de
nous aujourd’hui, avec une insistance toujours plus grande.
Travailler
à notre avenir, non par peur, mais par amour
4. Ces pages sont
écrites, les yeux fixés sur l’an 2000, avec ce sens de l’avenir que nous devons
alimenter pour offrir aux nécessiteux d’aujourd’hui et de demain l’essence de
notre charisme spécifique : l’hospitalité. Il s’agit dès lors de renforcer
notre identité d’homme, de religieux, de soignants non seulement pour maintenir
notre Institution en vie, mais surtout pour le projeter vers l’avenir, afin de
répondre de façon adéquate aux exigences de la société dans laquelle nous
sommes et serons appelés à travailler pour le bien suprême de la personne
-
ce qu’on mentionne d’ailleurs toujours moins
- en observant des principes de respect,
d’attention, de prévenance et de réconfort. En outre, ces pages contiennent
plusieurs provocations, afin qu’avec l’aide des nouvelles Constitutions, chacun
de nous se sente poussé à assumer courageusement des fonctions et des tâches
plus conformes à notre caractéristique particulière de religieux
« hospitaliers ».
5. En poursuivant ce dialogue avec
mes confrères, je ne prétends pas définir ces fonctions, mais je désire
stimuler de façon radicale, là où cela s’avère nécessaire, l’analyse critique
de nos comportements de notre insertion professionnelle, de nos rapports avec
la communauté à laquelle l’obéissance nous a destinés, de nos rapports avec les
autres communautés de la province et ceux avec le Gouvernement Central de
l’Ordre ; sans oublier, bien sûr, les rapports avec les collaborateurs
laïcs et les réalités complexes dans lesquelles nous sommes plongés. Tout cela
avec la confiance et la créativité qui sont inspirées par l’amour du prochain
et non par la peur de l’avenir.
Je me suis efforcé de dialoguer avec vous, dans un climat de
confiance réciproque, pour que nous puissions comparer nos opinions. C’est dans
un tek esprit que j’aimerais que nous nous préparions à entreprendre
sincèrement et avec joie cette recherche, inépuisable pour nous, sur la
meilleure manière d’être et d’agir ; recherche qui n’est pas une fin en
soi, mais qui tient à valoriser au maximum ce vœu d’hospitalité. Ceci nous
oblige à réfléchir, expérimenter et communiquer entre nous tout ce qui nous est
utile pour le vivre de la manière la plus complète.
Etre malade de la
maladie de l’homme notre frère
7. La question de fond est la
suivante : Comment le frère de saint Jean de Dieu peut-il se préparer,
pour cette mission mystérieuse et historique qui est la sienne, d’accueillir
l’homme de cette société, surtout les nécessiteux, en l’an 2000 ?
Nous faisons appel ici à nos « ressources »
intérieures, nos Constitutions, nos habitudes professionnelles et religieuses
et à notre fantaisie pour inventer, en puisant dans le trésor de nos
traditions, les solutions adaptées aux temps, pour redécouvrir ces tâches de
« service » - non de pouvoir,
de prestige ni de pur et simple épanouissement personnel – qui seules nous
autorisent à nous appeler Frères de Saint Jean de Dieu, autrement dit, des
frères qui se soucient de faire du bien au prochain.
8. Le succès de cette recherche
dépend de nous, de l’application que nous mettrons à regarder en avant, sans
nier le présent ni le passé, en acceptant la tâche difficile mais exaltante de
nous interroger de façon honnête et directe sur ce que nous faisons et devrions
faire pour être cohérents avec notre identité d’homme et religieux.
Je suis profondément convaincu que pour atteindre notre but
spécifique, qui est de témoigner l’amour miséricordieux, il faut accepter une
série d’engagement souvent difficiles et pénibles, mais qui montre l’ampleur de
l’espace qui s’ouvre aux Frères de Saint Jean de Dieu dans notre monde
contemporain, sur tout ce monde industrialisé et sous l’emprise de la
technologie. Un champ immense – à l’inverse de ce que pensent certains – qui
parfois même nous épouvante, mais nous fait toucher du doigt l’actualité,
l’urgence même de notre charisme et de notre Institut.
9. Chers frères, votre Général perçoit parfois les inconnus
du présent : non parce qu’il y a peu à faire, mais parce que nous ne
sommes pas toujours bien préparés pour donner les réponses que l’Eglise attend
de nous. Je suis préoccupé de notre immobilisme, de notre repliement vers des
positions de facilité, de sécurité ou de résignation mal comprise. Et pourtant,
nous savons que le message de l’Evangile conserve de façon intacte sa force
d’éveil, sa capacité d’enflammer les âmes religieuses. Jamais auparavant comme
aujourd’hui, l’homme ne nous à interpellés en nous demandant de nous occuper de
sa personne, d’être à ses côtés pour lui témoigner quelque chose qui est
typique de notre être religieux, c’est à dire, la capacité de « tomber
malade de sa maladie », de nous identifier non seulement avec ses besoins,
mais surtout avec ses motivations existentielles, son désir inextinguible de
bonheur, et donc de Dieu. C’est cela que nous devons savoir donner aux malades,
en plus de l’abri d’un hôpital et des soins professionnels qui doivent
respecter toujours sa dignité : si nous ne le servons pas ainsi, nous le
décevrons définitivement et irrémédiablement.
Nos rôles, nos
tâches, notre amour passionné pour l’homme, nos tentations
10. Dans la tentative de mettre en
lumière les rôles et les tâches nécessaires pour vivre notre hospitalité dan un
proche avenir, nous pouvons relever deux tentations qui se répètent. La
première est de se trouver une place, une niche, où exercer un métier ou une
profession, peut être même en compétition avec des confrères ou, surtout, avec
des laïcs. La deuxième, plus sournoise et mauvaise, nous pousse à déléguer à la
grande armée de nos précieux collaborateurs laïcs les devoirs d’assister le
malade, et donc à prendre nos distances par rapport aux malheurs de notre
assisté. Cette tentations est plus forte là où le progrès des sciences et des
techniques a atteint un niveau élevé, ou là où, pour des raisons de bon
fonctionnement du système complexe de nos œuvres, il est indispensable de
déléguer devient synonyme d’abandon des structures, et, ce qui est pire encore,
d’abandon du malade, nous devrions alors revoir avec beaucoup de clarté nos
modèles de comportement pour empêcher que les changements technologiques et
d’organisation se transforment pour le malade en un piège où dominent
l’anonymat et l’efficacité pure et simple, le condamnant ainsi à l’isolement et
à l’abandon dans un cadre rationnel, oui, mais privé de chaleur humaine.
11. Ce n’est certes pas cela que nous
nous proposons de vivre le jour de notre profession solennelle, quand nous
prononçons le vœu d’hospitalité. A l’époque, on ne nous a offert aucune
garantie de sécurité d’emploi, ou de contrôle à distance du malade et de nos
collaborateurs. Nous avons promis fidélité à notre charisme qui nous oblige à
changer les gestes, les rôles, les comportements, les structures, mais non pas
à renoncer à l’amour envers nos assistés, la famille du malade, et nos
collaborateurs ; cela nous oblige aussi à nous intéresser aux initiatives
culturelles, formatives, religieuses et sociales qui favorisent notre
croissance personnelle, religieuse et professionnelle, ainsi que celle de nos
collaborateurs et du monde de la santé.
Le père Général, je le répète, n’a pas de recette toute
faite pour définir les rôles actuels et futurs, car il est impossible de les
préciser sans un examen attentif de notre agir, à la lumière de la finalité
ultime de notre charisme hospitalier. Mais nous tous, nous devons prendre le
temps nécessaire pour vérifier avec sérieux nos comportements actuels.
12. J’ai parlé de deux tentations
principales, mais il y en a d’autres. Par exemple celle de garder, ou désirer
garder des postes pour lesquels nous ne sommes pas compétents ; ou celle
d’orienter nos hôpitaux vers un haut niveau d’organisation et de technologie en
ayant pas toujours clairement présent à l’esprit notre but spécifique. Les gens
nous regardent de près, ils nous scrutent et veulent comprendre pourquoi nos
sommes devenus des religieux. Nous ne parvenons pas toujours à leur donner une
réponse convaincante. Parfois nous ne sommes exemplaires parce que nous ne remplissons
pas bien nos tâches ; nous nous limitons à faire ce qui nous plaît, nous
bloquons les possibilités de croissance de nos collaborateurs, ou bien nous
restons à l’écart du malade, nous nous enfermons dans des rôles rigides et
répétitifs, nous cherchons « au dehors » les espaces que nous
devrions trouver « à l’intérieur », ou nous évitons le travail de
recherche difficile, mais nécessaire, propre à préciser les fonctions les plus
utiles au malade. Nous sommes souvent plus enclins à capter le mal du monde (
parfois, nous le trouvons même dans le progrès, dans des choses qui, en soi,
sont bonnes ou neutres ) qu’à l’individualiser en nous, non dans le but de nous
déprimer ou de nous culpabiliser mais pour secouer notre torpeur et pour sortir
d’habitudes nocives.
13. Personne ne naît en état de
sainteté. Le chemin vers la perfection spirituelle est exaltant, mais long,
fatigant, parsemé d’embûches qui touchent notre épanouissement humain,
professionnel et religieux. Il nous faut corriger notre trajectoire et
reconnaître nos erreurs, comme des hommes forts, courageux, authentiquement
ouverts au mystère. Cette attitude d’autocritique saine nous pousse, d’une
part, à demander de l’aide à Dieu et à tous les hommes qui nous sont proches
pour rééquilibrer nos rapports avec le monde que nous voulons et devons servir
et pour croître dans notre véritable identité.
LES
MUTATIONS DU MONDE
ET
NOTRE AVEUGLEMENT
Un paradoxe :
ne rien faire
14. Je cite un livre bien connu du
père Bartolomeo Sorge, L’avenir de la vie religieuse.
« La crise actuelle de la vie religieuse – comme
d’ailleurs celle, plus générale, que l’Eglise traverse – ne surgit pas de
l’intérieur, comme c’était le cas dans le passé, mais provient de l’extérieur,
du passage de culture et de civilisation que le monde est en train de vivre…
la crise est arrivée à l’improviste, due à une rapide
transformation sociale et culturelle… La nôtre n’est donc pas une crise de
maladie mais de développement et de croissance… Au cours de ces dernières années,
une civilisation et un certain type d’idéologie ont pris fin. Les rapports
d’autorité ont complètement changé. Les rôles et les structures, consolidés au
cours de décennies, se sont transformés, de même que les manières de
communiquer et d’exercer le pouvoir. L’homme lui-même a une attitude différente
face au monde, à l’histoire, à ses semblables, à l’organisation du savoir, à la
vie elle-même. Nous avons été bouleversés par ces mutations ; le monde
devient de plus en plus petit, plus dynamique, plus socialisé »
Le diagnostic est fidèle, et nous nous trouvons souvent
contraints à prendre des décisions dans un climat de déception parce que nous
ne somme pas parvenus à relier l’ancien avec le neuf, avec les besoins qui
émergent, avec la soif de liberté, de connaissance et de solidarité de
nombreuses couches de notre population.
15. Le monde contemporain n’es ni
meilleur ni pire que celui d’hier : il est tout simplement changé, même
bouleversé. Si nous désirons le servir, c’est ce monde-là que nous devons
assumer et connaître. Au fond, la crise est salutaire car elle nous permet de
sauver ce qui en vaut la peine et de jeter ce qui doit l’être. Mais il est
d’autant plus difficile d’abandonner d’anciens rôles que ceux-ci se sont ancrés
dans notre être, en appauvrissant notre personnalité et notre dimension de
religieux, c’est à dire les deux piliers de notre agir.
16. Jeter ce qui est vieux ne
signifie pas courir après la mode du moment. Il faut faire preuve de
discernement et d’équilibre car il se peut que se déclenche une situation
d’incertitude : on se demande en effet, si, tous, nous devons partir en
mission, nous lancer dans des initiatives qui frappent l’opinion publique, ou
devenir tous des animateurs, même sans savoir de quoi ou de qui, ni comment ou
pourquoi. Très souvent, nous ne trouvons pas de réponde à nos questions. La
première chose à faire, quand nous nous trouvons dans cette situation de
désarroi ou, pire encore, d’apathie ou de résignation, est de « renoncer à
faire », même si cela semble paradoxal. Je m’explique : avant d’agir
et d’assumer de nouveaux rôles nous devons nous arrêter pour réfléchir
longuement sur nos craintes, nos désirs, nos possibilités, les raisons pour
lesquelles nous sommes devenus des religieux, les enseignements de notre
fondateur et de l’Eglise, les expériences des croyants laïcs. S’arrêter pour
intérioriser, pour « rentrer en nous mêmes » selon le conseil de
saint Augustin.
Abattre les
clochers
Ou en comprendre
mieux
Le sens ?
17. Le document sur
« l’humanisation » encourageait à retrouver le sens d’un rapport
« personnalisé » avec l’assisté dans un contexte social profondément
changé.
L’histoire de notre Ordre s’identifie avec l’image de saint
Jean de Dieu et de ses fidèles qui portent sur leurs épaules le malade, le
délaissé et le nécessiteux. Pendant des siècles, nos prédécesseurs ont assisté
en personne ceux qui souffraient. Il n’existait à l’époque aucune autre
structure de secours : l’hôpital religieux était une
« sécurité » car on y recevait un toit, la nourriture, les soins et
l’assistance. Aujourd’hui, nous nous trouvons devant une situation profondément
changée, qui se caractérise – comme je l’avait mentionné plus tôt – par
l’affaiblissement du rapport direct et exclusif avec le malade. Si nous pensons
à un de nos hôpitaux, il y a quarante ans, on se souvient tout de suite des
malades ( nombreux et reconnaissants ), presque craintifs pour demander notre
intervention ; des communautés de religieux dont le nombre est aujourd’hui
impensable et dont les membres s’occupaient des tâches les plus variées :
pharmacie, cuisine, infirmerie, jardinage.
Nos œuvres ressemblaient aux villages du passé,
autosuffisantes, grâce à une bonne distribution des rôles. Les médecins étaient
rares mais les gens avaient confiance en nous : des salles entières
étaient gérées par nous, ou par des religieuses. Le monde de l’hôpital,
reconnaissons-le, étaient dans nos mains. Le personnel externe avait son propre
rôle, oui, mais subalterne et il n’interférait pas dans notre activité. Le
monde de la souffrance et de la misère était presque complètement détaché de la
communauté civile. C’est dans ce monde que beaucoup d’entre nous se sont formés
dans leurs jeunesse, en travaillant durement, avec des moyens souvent
précaires, mais avec la grande satisfaction de toucher, sentir chaque jour le
malade dont aucune barrière ne les séparait.
18. C’était pareil pour d’autres
catégories professionnelles. Pensons au médecin de cette époque. C’était un
professionnel prestigieux, pourvu d’un ascendant sur les familles impensable à
l’heure actuelle. Et il existe de nos jours une nostalgie pour ce type de
médecin qui exerçait son rôle sans intermédiaire, avec l’aide éventuelle d’un
spécialiste. Les joies et les souffrances de la famille assistée devenaient les
siennes ; il existait un climat de profonde confiance et de communication
réciproque.
Un autre cas est celui du curé, dont l’autorité était
indiscutée : il détenait le savoir religieux et souvent le niveau de
culture le plus élevé ; il n’était pour ainsi dire jamais mis en question
dans son apostolat. Le clocher de l’église appelait les fidèles aux offices,
rythmait les joies et les peines du village… fonctionnait comme paratonnerre et
observatoire et constituait, de toute façon, un point de référence sûr.
19. Aujourd’hui, les temps ont
changé. Devons-nous alors abattre les clochers parce que les gens ont une
montre au poignet ? Ou bien faut-il jeter les montres-bracelets pour
permettre au clocher de remplir ses anciennes fonctions ?
ce n’est pas là la question que nous devons nous poser.
Interrogeons-nous plutôt sur le rôle authentique du clocher, celui pour lequel
l’homme croyant l’a construit à côté de l’église : se faire voir de loin,
plus que se faire entendre. Le clocher exprime le désir de l’homme d’unir la
terre au ciel, l’homme à Dieu, la nature au créateur. C’est pour l’homme le
rappel le plus original à ses origines, à son destin, à Celui qui est au ciel.
Même si le clocher n’est plus l’édifice le plus haut de nos jours, car dépassé par
d’orgueilleux gratte-ciel, il reste et demeurera toujours le symbole d’une
annonce, d’une présence qui renvoie à la « Présence ».
Rester à l’écoute
de l’homme
20.
Pour
en revenir à nous, chers frères, il nous faut constater que nous avons suivi un
destin parallèle à celui du médecin, du prêtre et du clocher en perdant de
nombreux rôles qui, il y a quelques années, nous semblaient indispensables,
mais cela ne signifie pas que nous devions disparaître. Nous pouvons, nous
devons même vivre et témoigner notre charisme, mais de façon autre que dans le
passé. Le médecin, le prête, le clocher ont encore beaucoup à dire et à faire,
à condition d’exprimer quelque chose de permanent et de fondamental pour
l’humanité, c’est à dire la valeur du caractère sacré de l’homme. Jean Paul II
a dit : « C’est la disponibilité à servir l’homme qui nous ouvre à
Dieu et aux hommes, qui nous oriente vers le Créateur et vers les créatures.
C’est exactement cela que le Concile nous enseigne, dans l’esprit de l’Evangile
et dans la dimension des temps actuels » ( 21 octobre 1985 ).
21.
Actuellement, et encore plus dans l’avenir, nos rôles seront soumis à
des vérifications et à des changements même radicaux, mais l’essence du
charisme demeurera inchangée. Notre devoir le plus authentique et gratifiant
est celui d’être proches du malade et de l’assistance avec une attention
intense et directe. Il faut encore garantir cela au malade dans l’esprit de
notre fondateur. Mais cette assistance, que nous appelons intégrée, ne peut
plus être assurée par des personnes individuellement, en ayant recours à
différentes professions. Le concept même d’assistance intégrale et intégrée
rappelle une pluralité de fonctions , car, au cours des siècles, on est passé
des besoins plus élémentaires de l’homme aux besoins plus riches et articulés,
qui exigent une multitude de réponses et requièrent de nombreux professionnels
de tous genres. Il en résulte que nous n’avons plus l’exclusivité du malade ni
le droit de lui imposer, du dehors, notre conception religieuse de la vie.
En outre, le malade dispose de nos jours d’une grande gamme
de réponses thérapeutiques et d’assistance qui étaient impensables il y a
quelques décennies à peine. Chez certains Frères de saint Jean de Dieu, ce
progrès a provoqué des frustrations , et même la sensation de se sentir
inutiles. Il est triste de remarquer que certains d’entre nous ne trouvent plus
intéressant de travailler avec l’homme d’aujourd’hui, comme si cet homme était
moins angoissé, moins seul, moins nécessiteux, et moins digne de notre
dévouement que celui d’hier. Au contraire ! J’en arrive à dire que même si
le Frère de saint Jean de Dieu devait abdiquer tous ses devoirs professionnels,
il remplirait quand même par sa présence, sa bonté, sa joie et par son style de
vie, sa mission de témoigner le caractère sacré de l’homme et l’amour de Dieu
pour l’homme, selon son charisme spécifique, et dans les formes adaptées aux
temps.
22. Récemment, Jean Paul II a dit : « Saint
Thomas affirme nettement, dans son commentaire sur le traité aristotélicien sur
l’âme, que l’homme est une totalité d’être ( De Anima, III, leç.13 ) et
renferme en soi une profondeur infinie de l’être, image de l’Infini par essence
même qu’est Dieu. J’aimerais imprimer profondément cette grandiose conception
de l’homme dans l’âme et le cœur de tous. C’est en pensant à cela que, dès le
premier jour de mon ministère pontifical, je me suis exclamé : « Avec
quelle vénération ne devons-nous pas prononcer ce mot :
homme ! » Et notre temps n’est-il pas celui de l’attention, de
l’écoute, du respect, de la promotion de la liberté des hommes, de leur
identité, de leur motivation ?
23. Etre proche du malade aujourd’hui
requiert des comportements techniques, moraux, humains, sociaux, religieux que
personne d’entre nous ne peut accomplir seul. Cela comporte une croissance, je
voudrais dire une dilatation de notre manière de vivre, d’agir, de servir le
monde. C’est l’homme qui s’adresse à nous pour demander quelque chose de plus,
ce quelque chose qui a modifié totalement non seulement nos hôpitaux, mais
également la quantité et la qualité de nos collaborateurs laïcs. Ce même homme
nous oblige à déléguer des tâches, à travailler en groupe, à étudier, à
approfondir, à sortir de la routine, de nos schèmes mentaux. Il ne nous demande
pas d’être de meilleurs infirmiers, ni de meilleurs administrateurs, mais
d’être attentifs, totalement disponibles pour « accueillir » son
humanité tout entière, sa personne dans sa globalité ; à comprendre et
satisfaire sa soif d’attentions, parce que jamais comme aujourd’hui, l’homme,
sincères et désintéressés.
Transmettre le goût
Du caractère sacré
de l’homme
24.
Mes
chers frères, quand j’entend certains d’entre nous se plaindre d’avoir perdu ce
contact direct et exclusif avec le malade, je me demande ce que penserait notre
fondateur en voyant notre malade suivi par plusieurs personnes, disposant de
médicaments et de locaux confortables, de structures accueillantes… Il serait
certainement satisfait, car lui-même cherchait déjà cela il y a plusieurs
siècles, quand il frappait à la porte des riches et des puissants pour obtenir
l’aide nécessaire qu’il distribuait aux malades d’alors, qui avaient besoin de
tout et manquaient de tant de choses. Jean de Dieu nous encouragerait
éventuellement à identifier les malheureux d’aujourd’hui dans les handicapés,
le personnes âgées, les drogués et les pauvres. Peut être qu’il nous
reprocherait, à nous et à nos collaborateurs, non pas d’être moins proches du
malade, mais de ne pas accompagner cette « proximité technique »
d’une proximité humaine.
Saint Jean de Dieu nous a laissé en héritage son amour
passionné pour le nécessiteux, qui s’exprime non seulement en restant proche de
lui physiquement mais en inspirant, soutenant, éclairant tous ceux (
collaborateurs laïcs, parents, etc.) qui travaillent autour de lui, pour qu’à
leur tour ils puissent témoigner, avec l’intelligence du cœur plus que de
l’esprit, l’espérance, la confiance, l’amour envers le prochain.
25. l’hospitalité dans l’avenir pourra encore beaucoup évoluer
dans ses formes extérieures, mais notre capacité de témoigner le message
évangélique de l’amour, défini nouveau par Notre-Seigneur Jésus ( Cf. Jn 13, 34
), devra toujours être présente. Sa première nouveauté est l’union entre les
deux commandements. « La charité plonge ses racines dan un dévouement sans
réserves à Dieu : toute la personne avec ses dons, ses projets, ses
capacités d’action doit se fier à la volonté de Dieu, au projet d’amour que
Dieu a pour les hommes. La manifestation visible et dynamique de cette
confiance est le dévouement envers tout homme, considéré comme un frère, son
prochain, un autre soi-même » ( Card. Martini, archevêque de Milan ). On
ne peut pas séparer ni diminuer les différents aspects de cet acte unitaire
qu’est la charité. Si nous devions privilégier l’une ou l’autre de nos
perspectives limitées, nous perdrions de vue les horizons immenses découverts
par le regard de Jésus.
26.
La
deuxième nouveauté de ce message est la conception surprenante et
révolutionnaire du prochain ( cf. Lc
10, 29-37 ). Pour Jésus Christ, le prochain n’est pas celui avec lequel j’ai
des liens de sang, ou une affinité psychologique, ou des besoins que je puis
satisfaire. Nous devons nous-mêmes « le prochain » au moment où
devant un homme, même malade ou le nécessiteux que nous ne connaissons pas,
nous décidons de faire la démarche qui nous rapproche de Lui.
Par conséquent tout consiste à « devenir
prochain », comme l’affirme le cardinal Martini dan sa belle lettre
pastorale ( 1985-1986 ). Notre Richard Pampuri n’est pas réputé parce qu’il
arrachait des dents au lieu de soigner les handicapés, mais parce que, tout en
remplissant des tâches simples et humbles, sa personne répandait un parfum de
Dieu. Parfum qu’il avait su alimenter en lui par l’étude, la prière, la
capacité d’écouter l’homme de son temps, là où il vivait, sans jamais oublier
d’être avant tout un témoin, un porteur de lumière, en plus d’être un soignant,
un technicien.
27. Mes chers frères, apprenons une leçon importante de Pampuri,
à savoir que notre premier rôle et le plus authentique est de veiller à notre
satisfaction personnelle, indépendamment du fait d’exercer l’une ou l’autre
profession. Le rôle professionnel, s’il y en a un, nous permettra de vivre en
plénitude j’humanité de notre personne. Si nous alimentons en nous, pour le
bien de nos malades, par un patient et long travail d’élaboration intérieure,
cette dimension du divin, et si nous la répandons autour de nous en
contagionnant nos collaborateurs, les familles des malades et tous ceux qui
vivent autour de nos œuvres, alors nous aurons réalisé la tâche qui est la
nôtre, celle d’être non seulement des techniciens mais surtout des témoins et
des guides moraux.
S’OUVRIR
A L’ESPRIT SAINT
28. « Notre ouverture à l’Esprit Saint, aux signes des temps et
aux nécessités des hommes nous indiquera comment nous devons incarner le
charisme de façon créative, à tout moment et en toute situation ».
cette citation des nouvelles Constitutions ( n° 6 ) nous
aide non seulement à comprendre comment choisir nos rôles mais également à en
déterminer les conséquences « pratiques » pour demeurer ouverts au
temps présent et à l’homme.
S’ouvrir
A l’énergie de
l’Esprit
29.
Pendant
une méditation, j’ai été frappé par la pensé d’un psychanalyste
qui remarquait : « En lisant la Bible, j’ai toujours été touché par
la figure du Saint Esprit ». cet élan, cette force vitale si nous voulons
la définir ainsi, est la vie transmise aux hommes par la Vie elle-même. Avant
de la recevoir, les disciples ont dû parcourir de nombreuses étapes : une
longue dépendance du Maître, accompagnée de tout l’éventail des sentiments humains : administration, rancœur,
jalousie etc ; la chute des illusions narcissiques, avec la perte de la
sécurité du pouvoir ; la séparation finale, vécue dans ses aspects
douloureux ( la mort du Christ ) et ses aspects exaltants ( la résurrection et
l’ascension ).
Ce n’est qu’à la fin d’un tel parcours – et je tiens à le
souligner – que l’homme prend possession de soi-même, devient vraiment une
personne et reconnaît la divinité « à l’intérieur » de soi, en
développant sans crainte tous des talents ; « Ils furent tous remplis
de l’Esprit Saint et se mirent à parler en d’autres langues, comme l’Esprit les
faisait s’exprimer ». ( Ac 2,4 ).
30. Si nous passons de cette intéressante approche psychologique
à l’approche biblique et théologique, la méditation sur l’Esprit s’enrichit
incroyablement. Je suis heureux de citer à ce propos un texte du théologien
Y.M.J. Congar qui, à la fin de sa vie, semble nous laisser en héritage la
contemplation de l’Esprit.
« Aujourd’hui, les témoignages des Pères, des
théologiens, des mystiques du Concile Vatican II qui reconnaissent la présence
active l’Esprit dans le monde et dans les recherches qui le tourmentent, sont
nombreux. Ce qui ne signifie pas que tout, dans cette histoire, provient du
Saint Esprit. Le mal y taille sa part. L’homme reste « incurvatus in
se », sans cesse tenté de se replier sur soi, de se chercher et devenir
autosuffisant dans l’oubli et le mépris de Dieu. Le Saint Esprit, avocat de
Jésus et des disciples, est également celui qui « convainc le monde de
péché » ( Jn 16, 9 ) et qui anime notre lutte contre la ²chair ».
31. L’action de l’Esprit dans l’histoire de notre monde vise à
constituer les fils de Dieu en un corps et un temple d’adoration en ²esprit et vérité », qui ne peut pas être seulement le corps du
Christ ( cf. Jn 2, 21 ).
Les hommes, comme les Juifs et Salomon et comme les
bâtisseurs de cathédrales, ont voulu exprimer symboliquement tout le cosmos
matériel et humain dans leur temples. Le corps de la communion avec le Christ a
certainement une forme visible et désignative, l’Eglise ; mais comme le
dit Paul Evdokimov, si l’on peut définir où elle n’est pas. Les limites et les
modes d’action de l’Esprit dans le monde nous échappent.
32.
En
s’efforçant de préciser les raisons pour lesquelles l’Eglise s’engage dans
l’activité missionnaire, le décret conciliaire « Ad Gentes » affirme
que « finalement le dessein du Créateur se réalise en ayant crée l’homme à
son image et à sa ressemblance, quand tous ceux qui participent à la nature
humaine, après avoir été régénérés dans le Christ grâce à l’action de l’Esprit
Saint, et reflétant ensemble la gloire de Dieu ( cf. 2 Cor. 3, 18 ), pourront
dire ensemble « Notre Père » ( n. 7-3 ). De nombreuses citations des
Pères de l’Eglise documentent ce concept ; je vous cite celle de saint
Hippolyte : « Il ne refusa aucun de ses serviteurs… voulant et
désirant sauver tout le monde, voulant faire de tous les fils de Dieu et
appelant tous les saints à constituer un seul homme parfait. En effet, il n’y a
qu’un seul Fils ( Sauveur ) de Dieu. Par son intermédiaire, nous obtenons la
régénération ( une nouvelle naissance ) grâce à l’action du Saint Esprit, en
désirant former ensemble un seul homme céleste et parfait. « Un seul
homme, en fin de compte, dit le « Notre Père » ; et nous, son
Eglise, nous formons au sein du vaste monde ce que saint Paul appelle
« les prémices »
33.
nous
connaissons et invoquons le Christ et l’Esprit. Nous avons la Parole inspirée,
les sacrements et les mystères institués.
Si l’Esprit agit au delà des limites visibles de l’Eglise, voilà pour le monde le
sacrement du Christ et de son Esprit.
Nous assumons ce monde immense dans notre prière en rendant
gloire au Père pour lui, par l’intermédiaire du Christ dans l’Esprit.
34. En effet, l’Esprit est celui qui, secrètement, recueille, et
annote tout ce qui, dans le monde, essaye de balbutier « Notre
Père ». voilà le sens que nous donnons chaque jour à la doxologie qui
termine l’anaphore et introduit le « Notre Père ». « Ce n’est
que par son intermédiaire que nous crions ou qu’il crie pour nous « Abba,
Père ». ( Rm 8, 15 ; Ga 4, 6 ) citation extraites de La parola et il
soffio, Borla, Rome 1985, pp. 157-159 ).
35. Ces rapides rappels
de l’action de l’Esprit du Seigneur aboutissent à une conclusion qui me tient à
cœur : nous devons nous ouvrir à l’Esprit, sans cesse et avec urgence.
Etre spirituels n’est pas une option facultative parmi
d’autres, mais c’est notre devoir, notre destin,
Pour une culture de
l’attention
36. Ce n’est que dans l’Esprit Saint que nous sommes à même de
comprendre et d’assimiler l’Evangile, base permanente du christianisme, et son
message.
Je demande votre indulgence si, une fois de plus, j’ai
recours à une citation pour expliquer le sens de mes paroles. G. Prezzolini, un
sceptique, mais en même temps tourmenté par la recherche de Dieu au point de le
pousser à une précieuse correspondance avec Paul VI, écrit :
« L’Evangile ne contient pas un message social ou politique … Le
Christianisme recherche la transformation de l’homme en un nouvel Adam :
le message évangélique est un message strictement intérieur… Ces chrétiens
voyageurs et passagers du monde, mais n’appartenant pas à ce monde, doivent
s’occuper des choses de ce monde, doivent s’occuper des choses de ce monde,
mais n’appartenant pas à ce monde, doivent s’occuper des choses de ce monde,
oui, mais de façon à être indifférents à leurs formes. Ce que je crains
aujourd’hui, dans les changements que l’Eglise propose à juste titre, est
qu’elle suive une ligne politique … ou la tendance à suivre les plus
forts… »
Et encore : « Mais un domaine demeure celui de
l’Eglise, que ni les sciences ni l’Etat n’ont jamais pu toucher : le cœur
humain qui est inquiet … Dans ce domaine, qui n’appartient ni aux riches, ni
aux pauvres, ni aux jeunes, ni aux vieux, ni aux hommes, ni aux femmes, ni aux
esclaves, ni aux patrons, ni aux blancs, ni aux noirs, ni à ceux de droite, ni
à ceux de gauche, l’Eglise a un pouvoir absolu sur les consciences de tous ceux
qui sentent l’insatisfaction des biens terrestres et qui ont n’ont pas le
courage désespéré d’accepter le monde aride, indifférent au sort de l’homme,
pur choc de forces sans aucun but ..
L’Eglise devrait … se rappeler … qu’elle vit pour défendre
les valeurs contraires aux honneurs, à la richesse, à la puissance, au faste,
au plaisir des sens, à l’apathie, à la conquête … Mais aucun Etat ni aucun
parti ne s’est jamais proposé ni n’a eu la possibilité de choisir et faire des
hommes bons.
Voilà quel est le domaine de l’Eglise … Un saint, un
religieux charitable, un poète inspiré par la conscience religieuse sont plus
important que de nombreux affirmations, réduction, modification du culte, de
l’habit, de la doctrine ecclésiastique » de (« L’Ombra de
Dio »).
37. Très chers : notre ouverture à l’Esprit a commencé quand,
inquiets, nous avons senti l’insatisfaction des biens terrestres et jugé
l’aridité du monde et l’indifférence au mal comme des situations qu’il fallait
changer, avant toute chose, en nous même. Et ainsi, touché par le souffle de
l’Esprit, nous avons rencontré saint Jean de Dieu, qui nous a invité à prendre
soin du cœur humain avec notre cœur, ouvert à lui. Nous sommes dans la ligne de
l’Evangile quand nous témoignons cette valeur qu’est la charité : quand
rien d’autres ne nous pousse, si ce n’est l’intérêt pour les pauvres de corps
et de cœur qui s’adressent à nous. Quand nous ouverts à l’Esprit, nous offrons
bien plus qu’une prestation technique : une culture de l’attention
à l’âme humaine, au moi essentiel et immortel, par l’accueil de la
personne dans sa totalité.
Pour conserver cette ouverture intégrale à l’homme, nous
devons rechercher notre continuelle transformation intérieure. C’est d’ailleurs
la condition nécessaire pour arriver à d’autres transformations dans nos
communautés, provinces, œuvres et dans nos rapports avec nos collaborateurs
laics et avec nos malades.
Le son de la Parole
devient écho dans l’Esprit
38.
voilà
donc la première révolution que nous devons vivre.
Elle nous empêchera d’ensevelir l’Evangile, notre charisme,
l’homme qui souffre, le temps et le monde où nous vivons. Mais cela exige un
engagement peu ordinaire, qui trouve son point fort dans l’écoute de la Parole
unie à une totale contemplation dans l’Esprit en conjuguant Parole et Esprit,
nous trouverons également le sens unitaire à donner à notre vie. Quand nous
sommes troublés dans nos habitudes et dans notre sécurité d’action, nous nous
interrogeons sur les choses pratiques à faire, en oubliant le primum movens de
toutes nos actions : l’Esprit, le souffle vital qui doit les inspirer.
39.
Mes
chers frères, ce que nous réaliserons dans l’avenir, en terme d’œuvres, de
rôles, de directives, sera exactement en rapport avec la place et la dimension
que nous donnerons à l’Esprit, c’est à dire, en définitive, à notre croissance
personnelle, au soin que nous aurons de ne pas nous perdre en activités peu
productives et éloignées du sens que nous voulons donner à notre vie.
Nous avons choisi de rester du côté de Celui qui aime d’un
amour démesuré et qui accueille le faible, le désarmé, le laissé pour
compte ; nous avons choisi de vivre de longs moments d’abandon, de désert
de méditation, de prière non routinière,
pour acquérir cette capacité d’amour inconditionné. La Parole attend que
nous découvrions son secret. « Elle est la perle précieuse, le trésor
caché pour l’achat duquel il nous faut vendre tout ».
Dans l’écoute silencieuse, la parole affleure à la
conscience et y allume le désir irrésistible d’ordonner son destin personnel,
sa propre réalité sur son rythme perçu comme harmonie. Sans l’éveil de ce
désir, l’homme ne perçoit pas son passage,
est privé de sa qualité essentielle et se perd dans les égarements du milieu où
il vit.
La première évangélique est la rencontre, dans le silence,
de notre mystère personnel avec le mystère divin ; c’est la redécouverte
de notre vérité en Dieu … L’unique critique que les gens nous adressent est
celle-ci : nous nous occupons trop des temps actuels, du monde, et trop
peu de l’Esprit, et par conséquent, on ne peut plus nous distinguer d’un
quelconque collaborateur laïc, à condition de ne pas le tenir étroitement en
laisse. Nous qui servons la vie, la création ( en nous efforçant de la délivrer
des déformations de la pauvreté, de la maladie, du scepticisme et de la
solitude ), nous devons la posséder :
une vie complète qui bat ; une vie corporelle et spirituelle, riche
et disponible, capable de prestations humaines et religieuses utiles à d’autres
et non seulement à nous même. Je le répéterai jusqu’à l’épuisement : la
vie pratique, active et notre rôle sont importants, mais nous ne sauverons pas
notre âme ni l’Ordre si nous ne prenons pas beaucoup de notre temps pour
enrichir notre vie intérieure, pour
alimenter notre capacité d’amour, dans la recherche de l’union personnelle avec
le principe de toute vie » ( Vannucci ).
40.
Notre
ordre a reçu en héritage une grande et précieuse culture de travail : nous
connaissons tous la valeur et l’utilité du travail pour notre équilibre bio
personnel.
Aujourd’hui, notre activité se déplace davantage vers les
fonctions de gestion, de direction.
Cela nous permet, si nous en sommes capables, d’établir des rapports
humains, d’un grand secours pour notre psyché
( ensemble des phénomènes psychiques ) et celle des malades.
Parfois, nous faisons preuve d’une carence de travail
intellectuel et spirituel : si nous les négligeons, nous finirons par
avoir des activités manuelles et professionnelles vides de sens.
Ne pas mentir, ne
pas trahir
41. Ce que je vous dirai vous semblera une provocation, mais nous
devons centrer davantage notre journée sur la croissance de notre esprit et de
notre personne et revoir sans préjugés nos fonctions actuelles, afin de pouvoir
garantir, grâce à elles, la réalisation de notre charisme.
En effet, en tant qu’hommes, c’est à travers le travail que
nous donnons au monde notre humanité et que nous démontrons notre capacité
d’aimer. Comme religieux, nous devons exprimer au monde des directives et même
des critiques, si besoin est, mais pour ce faire, il faut connaître « les
impulsions de l’humanité actuelle, pour les affirmer et les purifier ».
nous devons raviver en nous la prière et la porter à maturité. Ceci devient
possible, si cultivant le travail manuel et professionnel, nous y unissons le
souci de ce qui concerne l’homme et notre civilisation, en plus du culte
fondamental de l’Esprit. Ce n’est qu’à cette condition que nos communautés
s’animeront et que chaque religieux, selon ses expériences et aptitude, pourra
comprendre le monde dans son authenticité et interpréter le profond désir
qu’éprouve l’homme de donner un sens à sa vie tout en refusant un modèle, selon
le fameux dicton : apprendre de tous, mais n’imiter personne.
Nous aussi, dans un esprit de recherche, de vérité et
d’amour, d’authenticité et de liberté, nous devons réinventer nos modèles de
vie religieuse, au travail, en communauté et en société. Faisons ce travail ensemble
en évitant les tentations de répéter des formules déjà dépassé es, ce qui
équivaudrait à trahir, par manque de cohérence avec nos origines.
L’ouverture à
l’Esprit dans nos communautés
42. Comme nous l’avons dit, s’ouvrir à l’Esprit suppose un travail
individuel de croissance humaine, intellectuelle et religieuse, de même qu’une
action cohérente dans la réalité spécifique de nos œuvres. Notre croissance
commence au cours des années du noviciat, avec lesquels nous sommes ou devrions
être en perpétuelle communion.
Cette croissance commence donc dans la communauté religieuse
qui, de nos jours, éveille peut-être plus d’angoisses que de satisfactions.
Dans le passé, la communauté, comme une grande matrice, nous protégeait, nous
donnait un sens de sécurité, tout en se montrant très sévère du point de vue
des prescriptions, interdits et même des obstacles à notre épanouissement
personnel. Aujourd’hui, quelque chose a changé : la communauté des
religieux n’est plus une entité totalisante ; il existe des espaces pour
exprimer les libertés personnelles ; la hiérarchie est vécue de façon
moins oppressive. Toutefois, presque tous, nous sommes un peu déçus ;
parfois, on s’attend à ce que la communauté réponde mieux à nos besoins ;
peut être aussi que nous alimentons le désir puéril d’être aimé d’autrui, même
sans le mériter. Peut être aussi que notre idée de la communauté religieuse est
restée bloquée à mi chemin entre la nostalgie du passé ( ou son refus total )
et le désir de l’ouvrir à l’Esprit, comme à chacun de nos frères.
43. Je crois qu’il nous revient de réinventer nos communautés,
qu’elles ne nous sont pas données en cadeau par l’une ou l’autre maison. Nous
sommes demeurés victimes d’une erreur : celle de prétendre que l’amour
soit un don et non une conquête. Il est vrai qu’au début de notre vie, tant en
famille qu’au couvent, nos parents comme nos supérieurs, nous ont souvent
montré un visage souriant, bienveillant et accueillant : au fond, chaque
enfant doit recevoir l’amour gratuit des adultes. Mais au cours des ans, nous
avons expérimenté qu’aimer et être aimé est une chose incroyablement complexe,
très exigeante, toujours moins spontanée, toujours moins spontanée, toujours en équilibre instable, riche
d’expérience contradictoires et parfois porteuse d’authentique souffrances. Tôt
ou tard, la communauté est devenue pour chacun de nous une source de
souffrance. Nous pouvons nous sentir mal à l’aise de devoir reconnaître ce
fardeau et la presque impossibilité de créer une communauté où règne la compréhension,
la confiance et l’action. Mais nous avons le devoir de chercher des solutions.
Dans la communauté d’aujourd’hui, les signes de fatigue, de méfiance,
d’incompréhension sont plus évidents. En effet, il est plus facile que dans le
passé de fuir la communauté-communion de différentes façons, comme par un
travail intense, des études, des activités sociales, des voyages, des réunions
de discussions, etc.
44.
En
terme humains, on pourrait comparer la communauté à un groupe qui se constitue
pour atteindre un certains objectif. L’équipe professionnelle est typique, qui
se défait dès que l’objectif est atteint, et tous ses membres à leurs
occupations habituelles.
Nous sommes également un groupe en ce sens, mais pas
uniquement. Nous aussi, nous nous réunissons pour prier , travailler et
étudier, mais cela ne constitue pas encore la communauté-communion :
souvent, en effet, nous désirons la communauté, mais en même temps nous la
fuyons, peut-être pour éviter des risques. Je crois que ce n’est pas dû à la méchanceté,
la peur ou un faible sentiment de religiosité, mais à une volonté d’empêcher
l’écrasement du moi personnel par la vie communautaire, d’éviter l’exploitation
affective par l’un ou l’autre confrère qui n’ a pas atteint un niveau de
maturité suffisant, comme personne et comme religieux. En d’autre mots, on
s’est convaincu q’u’il est impossible de s’épanouir, de croître comme personne
et comme religieux sans une communauté ; que ce qui s’y passe est
seulement l’appauvrissement du moi et son exploitation.
45. Chers frères, tout cela est partiellement vrai. Quand, dans
une communauté, on n’éprouve pas la sensation d’être respecté, de cheminer
ensemble, même dans la diversité des personnes, on estime que cela ne vaut plus
la peine d’y participer.
Mais la communauté religieuse est quelque chose de plus
qu’un groupe car ses membres sont réunis au nom de Celui qui leur a permis de
se rencontrer, pour vivre ensemble l’idéal de témoigner leur amour envers le
prochain.
Cet idéal unit des
personnes dotées d’une forte identité personnelle et religieuse, qui n’ont
aucun intérêt à mendier adulation et gratitude, mais à offrir leur personne
dans un dialogue réel avec l’autre. Comme hommes, comme chrétiens et comme
religieux, nous sommes appelés à la communion. Le Concile Vatican II affirme
que « l’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette
vocation de l’homme à communier avec Dieu « ( GS, 19 ). Il ne s’agit pas
d’une simple attitude humaine de dialogue et de disponibilité, mais d’un don qui
nous est révélé et communiqué dans la parole de Dieu. La communion est mystère,
auquel il est offert à l’homme de participer ; c’est le projet de Dieu qui
se réalise dans l’histoire par l’annonce de la foi, fondée sur la communion (
CEI, Comunione e comunità, document de 1981, n. 16 ) . Il en découle que tant
l’Eglise, comme communauté, que les communautés d’Eglise, comme c’est le cas de
notre communauté religieuse, sont toujours une icône de la très sainte Trinité,
une manifestation du Père, du fils et du Saint Esprit. La communion témoigne
l’amour même de Dieu, un amour pur et exigeant.
46. Chers Frères, nous devons nous voir tels que nous sommes,
avec nos points d’ombre et de lumière ; reconnaître ce que nous voulons
obtenir par notre, et ensuite nous demander si nous sommes
« sincères » envers nous-mêmes et nos frères. Autrement, la
communauté ne deviendra pas communion, lieu de croissance et d’échange, ou des
personnes de chair et d’os se rencontrent, unies dans la variété des caractères
des charismes et de la formation, pour dialoguer en se respectant toujours, et
cheminer ensemble, même avec des tâches et des devoirs différents.
La communauté n’est pas le paradis terrestre, mais un lieu
nécessaire pour la croissance de tous, grâce à la rencontre vraiment
fraternelle dans ses intentions et ses formes, libre d’illusions ou de désirs
narcissiques.
47. L’incompréhension et le conflit qui surgissent dan les
communautés expriment souvent le désir
de progresser vers la maturité, de sortir du conformisme, de l’hypocrisie de
certaines réunions, organisées par devoirs seulement et non parce qu’elles sont
un levier pour notre vie.
Mais comment pouvons-nous parler d’amour si nous ne
possédons pas la conscience de nos limites propres ni de celles d’autrui, si
nous ne nous respectons pas nous-mêmes et ne respectons pas l’autre ?
Nous sommes humains et nous vivons en communauté non pas
pour nous replier sur nous-mêmes mais pour grandir avec ceux qui ont les mêmes
objectifs que nous.
48.
Nous
devons donc centrer notre attention sur cette situation de malaise qui existe
dans nos communautés et que nous ne pouvons plus éluder. Situation à laquelle
il faut faire face, non en renforçant des mécanismes illusoires mais en
redécouvrant la passion originelle et originale de grandir ensemble, grâce à
l’amour avec lequel Christ nous a aimés ( Jn 12, 14 ).
Nous pouvons, en échange, nous engager à être des chrétiens
et des religieux toujours plus authentiques, malgré les détours et les erreurs
inévitables : en ayant le regard fixé sur nous-mêmes et sans juger les
autres.
Un poète dit : « Juger une personne pour son
action mesquine équivaut à calculer la puissance de l’océan en voyant son écume
légère ». Les textes de l’Evangile et de saint Paul, dont je vous invite à
relire certains passages, ont encore plus de poids ( Cf. Lc 6, 37-38 ; Ga
5, 13-15 ).
49. Après avoir entendu tout ce que je viens de dire, nous
pouvons conclure qu’il est d’importance vitale, pour l’identité et l’efficacité
de notre charisme, de former des communautés avec des personnes authentiques
conscientes du faite que ces communautés se construisent jour après jour, et
que tous doivent y participer avec leurs énergies et faiblesses, leurs
expériences et le désir de demeurer unis au nom de Jésus, car alors, il est lui
même présent ( Matthieu 18, 20 ).
Notre hospitalité pourra changer, de nouvelles œuvres
surgiront, d’autres pourront ou devront mourir et cela n’est pas préoccupant.
Ce qui doit nous préoccuper, c’est de renouveler nos communautés pour qu’elles
soient les protagonistes de l’avenir.
S’OUVRIR
AUX TEMPS ACTUELS
ET
A L’HOMME
50. Si je devais exprimer ma pensée en détails sur ce thème,
j’aurais besoin de plus de temps les changements qui ont eu lieu dans le
secteur de la santé au cours des dernières décennies et, en général, dans celui
qui concerne les besoins et les souffrances de l’humanité accompagnés de
changements de cap et d’arrêts imprévisibles, sont tellement nombreux et
bouleversant qu’il exigeraient à eux seuls une réflexion. Il suffit de
mentionner ici quelques rappels, accompagnés de suggestions, pour nous stimuler
à l’ouverture nécessaire aux temps actuels et à l’homme, sans abandonner
l’ouverture centrale à l’esprit.
Une époque
différente, un homme différent
51.
Une
première réflexion concerne l’humanité d’aujourd’hui.
Nous sommes tous conscients qu’elle a été prise de court
devant la rapidité des transformations dans tous les domaines de l’idéologie,
de l’économie et de la politique,
provoquant de réelles « révolutions » au sein de l’âme humaine.
« un monde différent envahit le monde connu, et ce monde différent
envahit le monde connu, et ce monde est tellement imprévisible qu’il rend
insignifiantes les prévisions de la vie ordinaire. Dans ce monde différent repose
le mystère de tous les fondements de la vie ( W.B Kristensen ).
Dans ce monde différent naît l’homme différent de notre
époque, qui, une fois de plus, est tiraillé entre les exigences divines et
celles du mal, comme nous l’enseigne l’histoire. Dans ce monde différent, nous
devons et voulons vivre, nous devons et pouvons agir. Mais notre action
deviendra efficace à condition de posséder la force intérieure et la conscience
que l’humanité a besoin des témoins de vérité, de guides moraux et non
seulement opérationnels, doués de conscience critique, de pionniers courageux.
Paul VI nous le rappelle avec une force inégalable : « L’homme
contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres et s’il écoute
les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins. Saint Pierre ( 1p 3, 1 )
l’exprimait bien lorsqu’il évoquait le spectacle d’une vie pure et
respectueuse, « gagnant sans paroles même ceux qui refusent de croire à la
parole » ( Evangelii nuntiandi, n. 41 ).
52.
Cet
engagement personnel qui fait progresser l’humanité met l’homme de notre époque
dans une condition neuve, peut-être la plus neuve et bouleversante depuis qu’il
est apparu sur terre : la solitude. Il se trouve quotidiennement face à
des réalités qui le manipulent et l’éloignent du « centre »
vital de l’esprit, de ce Dieu qui l’a créé « à
son image et ressemblance ». Celui
qui ne parvient pas à relever le défi de cette solitude devient la proie des
modes de notre époque, se lance dans une frénésie d’actions, s’agite,
s’éparpille en brouillant son identité et en perdant en fin de compte sa
liberté.
Gardiens et
artisans de bien-être pour les gens
53.
Aujourd’hui,
plus qu’hier, l’homme a besoin de liberté de pensée, d’une richesse de cœur et
d’une possibilité d’action nouvelle et cohérente.
Quel rapport a donc tout cela avec notre vie de religieux
hospitaliers ? un rapport direct car nous devons prolonger davantage aux
sources du moi intérieur, de notre liberté ; nous devons faire appel à la
force de nos sentiments si nous voulons agir de façon cohérente pour l’humanité
de notre époque.
Nous avons souvent nourri un vice mental, antichrétien ,
l’habitude de vivre avec la maladie, les privations, la souffrance de nos
malades nous a fait oublier notre vrai objectif qui est de leur garantir, même
par l’activité sanitaire dans le sens strict du terme, le plus grand bien-être
possible. Nous ne sommes pas seulement des distributeurs de médicaments ;
nous ne nous contentons pas de soigner les corps, mais nous sommes surtout les
gardiens et, dans notre cas, souvent des artisans de bien-être pour les gens
qui s’adresse à nous surchargés de tant de besoins diverses et pour des raisons
neuves qui souvent nous bouleversent, car nous sommes habitués à une vision
schématique et réductrice de notre action.
54. Etre ouvert à notre époque et à l’homme
d’aujourd’hui doit nous engager professionnellement, mais aussi personnellement
et culturellement à la recherche de cet homme d’aujourd’hui, différent de celui
d’hier. C’est cet homme que nous voulons fuir quand nous disons que, dans la
société capitaliste riche, il n’y a plus de place pour les Frères de Saint Jean
de Dieu. Comme si être riche équivalait à posséder la clé du bonheur, de la
santé, et du bien-être !
il ne faut pas confondre bien-être et aisance
économique. Nous remarquons que la tentation existe d’abandonner à soi-même
l’homme occidental, qui s’efforce à grand peine de s’émanciper de la pauvreté,
de la superstition, des traditions absurdes qui l’oppriment, pour trouver un
nouvel équilibre à proposer au reste de l’humanité ; et de l’abandonner au
moment même où il est particulièrement vulnérable car en quête de voies
nouvelles. N’ est-il pas, lui aussi, fils de Dieu, appelé au salut et souvent
amené à offrir une aide aux frères qui souffrent de carence de nourriture, de
médicaments ou de logement ?
55. L’homme
technologique d’aujourd’hui n’a certes pas résolu tous ses problèmes ; il
est plus libre, plus responsable, plus actif, mais paye tout cela au prix d’une
fragilité majeure dans ses liens affectifs. L’innovation technologique l’expose
toujours davantage aux risques du chômage, d’une grande mobilité dans le
travail et d’une perte d’appartenance à une classe sociale, en le plongeant
dans la solitude et l’anonymat, surtout dans les grandes villes. En fin de compte,
il paye ce progrès par un malaise diffus qui s’exprime dans sa recherche
frénétique de plaisirs, d’évasion, de psycholeptiques, pour retrouver un
minimum de sérénité.
56. Une des aspirations prévalentes de
l’homme, du moins dans la culture occidentale et industrielle, est le désir
d’autonomie, c’est à dire d’un état où, de moins en moins conditionné par la
tradition, il puisse faire l’expérience de lui-même, vivre sa dimension d’homme
en plénitude, être toujours plus libre. Cette soif d’ autonomie, de vérité
sur soi et sur les autres , d’autres mots d’authenticité, représente, surtout
pour nous religieux l’aspect le plus traumatisant et le plus dur à accepter.
Nous sommes en effet tentés de la condamner,
parce que parfois son comportement s’accompagne d’impulsions amorales, de soif
du plaisir, de la négation du transcendant, de bouleversements dans les
rapports familiaux et sociaux.
Néanmoins, cette poussée vers l’émancipation, la
recherche et la prise de responsabilité personnelles n’est pas seulement une
expression de rébellion, mais aussi d’authenticité et d’engagement. Apres des
siècles au cours desquels une poignée d’hommes puissants dominent les
consciences et les expressions de la masse, l’humanité s’efforce de préciser
son propre destin selon des modèles qui lui viennent de l’intérieur et non plus
de l’extérieur.
Et en soi, c’est un bien. L’homme qui veut
devenir libre, authentique, responsable, cherche en soi et au dehors les
ressources principales nécessaires pour s’épanouir dans cette ligne. Il ne
tolère pas facilement des choses imposées, des codes moraux abstraits qui ne
sont pas suffisamment motivés, le poids des habitudes et de la tradition .
En même temps, l’exercice de son autonomie
l’expose inévitablement à des erreurs et des déviations, à des moments
d’angoisse, malgré les réussites obtenues au niveau matériel. Et cela, parce
que l’homme n’est pas seulement ce qu’il a, mais surtout ce qu’il est.
57. Un proverbe chinois
dit que « l’homme riche a toujours peur ». et particulièrement quand
il tombe malade. L’homme qui est davantage en crise, à notre époque, est
peut-être celui qui franchit le seuil de nos hôpitaux. Il peut renaître de
cette crise, avec notre aide et celle de Dieu à une vie nouvelle, plus
intégrée, plus orientée vers le bien de la famille et du prochain, vers une vie
plus humaine et chrétienne. J’aimerais partager avec vous une pensée de Don
Pronzato, prêtre et écrivain connu, à propos de la parabole du semeur.
« Le semeur ne choisit pas le terrain, il ne décide pas quelle terre est
bonne ou moins bonne, favorable ou non, celle pour laquelle cela vaut la peine
de se donner du mal ou non. La terre se révèle pour ce qu’elle est après les
semailles, et non avant. Si tous ceux qui doivent annoncer la Parole se
souvenaient de cela…
Notre tâche n’est pas de classer les différentes
possibilités ( tentations toujours présente ). Nous devons essayer tous les
terrains. Nous devons risquer la Parole partout. Je voudrais dire que nous
devons apprendre à gaspiller les semences. Apprendre à accomplir de nombreux
gestes inutiles ». Sans oublier que la semence peut transformer la terre.
Entrer
dans le sanctuaire des temps actuels
et de
l’homme contemporain
58. Nous dévouer pour nos frères et pour l’homme
contemporain n’est pas perdre son temps si nous avons la culture et les forces
nécessaires. Aider les affamés et habiller les indigents sont des œuvres
méritoires, comme aider celui qui, prisonnier de son égoïsme, est incapables de
mettre ses biens matériels et moraux en communion avec autrui. Aujourd’hui est
pauvre l’homme qui a perdu l’équilibre psycho-physique et l’espérance en une
vie plus riche en tout sens. Celui qui s’approche du mystère de la mort, même
temporairement, est contraint de se séparer de ceux qui lui sont chers, de son
travail, de ces contacts sociaux. Si l’option missionnaire est noble, celle de
demeurer avec l’homme du « progrès », avec ses œuvres, dans cette
réalité « évoluée » où l’indifférence et l’insensibilité humaine et
spirituelle envers l’homme son diffuses, l’est tout autant. Un affamé, un homme
nu, un handicapé est bien plus visible que celui qui vivant dans l’aisance, n’a
pas tant besoin de nourriture, de vêtements ou de surveillance, d’espérance,
d’attention, de respect et d’identification. Le pain psychique et spirituel est
un pain moins visible, mais tout aussi utile au malade, même s’il est plus
difficile de le lui donner.
59. Chers confrères, gardons-nous du complexe
de supériorité ou d’infériorité qui nous ont été inculqués à cause de la couleur
de la peau ou de la grosseur du portefeuille de nos assistés. Gardons-nous du
préjugé qui prétend que les nécessités de l’homme sont seulement de caractère
économique, matériel et scientifique qu’il faut affronter avec technicité sans
plus. Ce n’est pas rendre justice à la complexité et à la richesse de l’homme
contemporain, ni à l’essence de notre vocation. Cela peut même être un prétexte
pour ne pas assumer de nouveaux comportements exigeants, pour répondre, non à
nos besoins de pouvoir, de prestige, de rapidité de réponse du malade à nos
interventions, mais à ceux de la personne qui nous est confiée. Il faut offrir
une attention différente à cette personne, plus libre, plus émancipée, plus
attentive et plus seule, si nous voulons vraiment répondre à ses besoins et
respecter le sens le plus profond de son style de vie. Notre charisme comporte
une richesse incroyable, ne manque et ne manquera jamais de clients : il
peut s’exercer dans tout lieu habité par l’homme qui, toujours, nourrira au
fond de son âme le désir d’une nourriture spirituelle. Notre charisme nous
invite donc à entrer dans le sanctuaire de l’homme concret d’aujourd’hui.
Il nous avertit également que nous devrons
changer selon l’époque et l’homme, sans nous garantir qu’un tel changement soit
indolore. Il est peut-être plus facile d’affronter les risques de la savane ou
du désert que d’annoncer notre charisme à des gens cultivés, doués d’une grande
facilité pour la critique, mais avec de nouveaux besoins à satisfaire.
60. « Dans le milieu dominé par la
technique et la consommation de la société moderne, dans laquelle nous
découvrons chaque jour de nouvelles formes de marginalisation et de souffrance,
notre apostolat est tout à fait actuel ».
C’est ce que nous lisons dans nos Constitutions
. C’est nous, chers frères, qui risquerons de ne pas être actuels si nous ne
fixons pas notre regard sur les marginalisations et les souffrances de l’homme
contemporain. Unissons-nous donc avec tous ceux qui, y compris nos
collaborateurs laïcs, désirent croître à nos côtés et qui, très souvent, nous
trace la voie. Ensemble, nous répondrons mieux à notre vocation, à notre
mission, conscients que celle-ci exige une nouvelle culture de l’homme, du
temps et de la vie, un effort de recherche et d’expérimentation que jamais
notre Ordre n’a dû affronter de façon aussi urgente. Cette vision de l’homme
peut sembler trop spirituelle et peu technique, mais elle est certainement dans
la ligne de nos Constitutions et de l’Esprit qui les anime. Nous y trouvons, en
effet, l’encouragement pour exercer notre apostolat comme des religieux
« nouveaux », actuels, vrais, ayant pour maître tout homme ou femme
qui souffre » (Gandhi).
NOTRE ROLE DANS L’ORDRE
61.
Ce que j’ai dit à propos du religieux et de la communauté des
besoins de l’homme contemporain, la situation de nos œuvres, la capacité de
projeter des activités qui répondent toujours plus aux exigences de la société
concernent l’ensemble de notre institut. Lui aussi soit changer pour vivre
l’époque actuelle et future. Et il doit changer, comme c’est d’ailleurs déjà en
train de se passer, en vue d’assurer une meilleure liaisons entre les maisons
et les provinces et le gouvernement central, et entre ce dernier et la
périphérie.
62.
Souvent les frères et les communautés sont embarrassés devant les
rappels du Conseil Général qui, depuis pas mal de temps, sollicite une liaison
plus étroite entre les différents éléments de notre Institut. La carence ou
l’insuffisance d’une telle liaison, qui est nocive pour nous et pour nos rapports
avec nos collaborateurs laïcs, ne dépend pas de la distance géographique qui
sépare les différentes maisons de la province, ou celle-ci du Centre, mais
d’une faible perception de la complexité et de la richesse de notre Institut
même. Il est étrange qu’à une époque où l’on voyage avec une extrême facilité
d’un continent à l’autre, et où l’on dispose d’information en un temps record,
nous éprouvions encore des difficultés à nous comporter comme un corps unique
aux structures bien articulées. Nous ne pouvons ni ne devons réagir avec
méfiance devant les nouvelles initiatives qui visent à favoriser la liaison
entre nous. Il est d’ailleurs absurde de penser résoudre nos problèmes de
gouvernement, de vie intérieure, de réponse aux besoins du malade, de gestion
économique et de planification, sans un esprit de communauté fort, tant au
niveau horizontal que vertical.
63.
Au cours de ces derniers années, l’Ordre a fait un énorme effort
dans cette direction. Mais cela ne suffit pas, nous ne sommes pas encore arrivés
à un point satisfaisant. Tous, nous devons nous sentir obligés de penser à des
solutions nouvelles pour résoudre ce problème dans un climat de plus grande
confiance réciproque et de collaboration de la part de tous. Les distances et
les différences sociales et culturelles qui nous caractérisent ne doivent pas
devenir un alibi pour justifier notre indifférence, comme si le Centre ne
faisait pas partie de l’Ordre ! Mes chers frères, quand le Prieur Général
vous invite à vivre votre rôle intensément, quand il insiste sur le besoin de
syntonie entre chacun de vous et la
province, entre les différentes provinces et entre chacun de vous et le Centre,
il ne désire pas vous enlever une partie de votre autonomie, de votre temps, de
vos ressources, mais réaliser cet échange, prévu d’ailleurs dans les nouvelles
Constitutions, qui nous permet, à nous et à vous, de progresser à tous les
niveaux et de favoriser des décisions plus sages. L’autonomie ne doit pas
devenir autarcie, pour aucune raison. L’unité dan l’autonomie est donc un
projet que nous ne pouvons négliger. La tâche la plus désagréable pour un
Supérieur Général est de devoir obliger un de ces confrères à faire ce qui soit
être fait. Il est vraiment pénible de constater la paresse de certaines
provinces non seulement devant les directives du Gouvernement Central, mais
encore devant les solutions qu’elles-mêmes ont adoptées. Verbalement, nous nous
déclarons disponibles, mais quand on en arrive aux faits, ou bien nous
n’agissons plus, ou bien nous agissons, oui, mais chacun de son côté et parfois
même en opposition. La diversité d’opinions ne gêne pas le Prieur
Général : une grande richesse jaillit de points de vue différents. Ce qui
appauvrit, au contraire, est la carence de débats, la fausse obéissance, l’esprit
de prévarication, la peur de perdre son autonomie.
64.
Si nous voulons nous préparer à l’an 2000 en étant pleinement
cohérents avec notre charisme d’hospitalité, nous ne pouvons pas renoncer à un
plus grand rapprochement humain et spirituel entre nous, entre la périphérie et
le centre, entre ceux qui vivent proche de nous et à distance. Personne ne peut
s’estimer supérieur à un autre, personne ne peut se sentir plus en règle
qu’un autre. Dans l’exercice de nos
fonctions, nous sommes tous importants, nous sommes tous utiles, quels que
soient le rôle qui est le nôtre aujourd’hui, l’âge, la nationalité d’origine ou
le pays où nous travaillons. Et nous serons encore davantage utiles, de
meilleurs témoins, critiques, guides et innovateurs, si nous devenons capables
de faire affluer nos ressources, nos cœurs, nos intelligences, notre
spiritualité pour réaliser des projets de vie transparents, auxquels tous
participent.
65.
Notre Ordre doit se caractériser par une vision vraiment
communautaire, par des liens plus francs et sincères, par programmes qu’inspire
un sens authentique d’appartenance. Le monde s’étonne quand il voit des frères
désunis, bloqués dans leur cheminement de communion par l’envie et des
jalousies puériles ; le monde attend de nous un témoignage authentique
d’amour chrétien, une attitude de pardon, de tolérance et d’union entre nous.
Une des grandes peurs de notre époque, la peur atomique, provient de la ruse,
de l’arrogance, de la certitude d’être dans son droit, de la discorde alimentée
sans cesse, mais jamais résolue dans un esprit de dialogue. Nous devons trouver
à l’intérieur de notre Ordre la manière de témoigner tous ensemble, au monde la
capacité de réaliser l’entente, de supporter les différences, d’oublier les
offenses reçus. Savoir pardonner est indispensable pour construire l’unité,
pour créer un espace à la critique positive, dans le respect et l’amour
réciproques. Votre Prieur Général vous demande d’être généreux, face aux
inévitables faiblesses humaines, pour contribuer à la construction d’un Ordre
plus uni et plus ouvert.
Témoins
et guides moraux pour nos collaborateurs laïcs
66. J’ai souvent parlé de cet aspect de notre
vie religieuse au cours de ces dernières années. Je préfère toutefois me
répéter, car notre avenir dépendra beaucoup de ce que nous serons capables de
faire avec nos collaborateurs, toujours plus nombreux. Notre rôle a subi et
subira encore des changements radicaux. C’est à nous encore des changements
radicaux. C’est à nous de les prévoir, de les inventer à la lumière de notre
charisme et des signes des temps.
Je tiens d’emblée à être clair sur un
point : celui qui entre chez les Frères de Saint Jean de Dieu ne le fait
pas pour une option professionnelle mais à cause d’une vocation intérieure. Et
même si nos œuvres prévoient, le cadre d’une option spirituelle, un travail
professionnel, la formation à la gestion est secondaire pour nos futurs
religieux : ils ne sont entrés dans l’Ordre pour diriger. Même s’il faut
acquérir les connaissances de l’art de la gestion, la préparation culturelle,
religieuse et professionnelle ne doit être celle de qui occupera un poste de
direction, car heureusement, nous avons la chance d’avoir des collaborateurs
laïcs spécialisés dans ce domaine spécifique auquel ils ont consacré davantage
de temps et d’intelligence. Certains religieux, dans des situations
particulières, pourront également assumer des rôles de direction, mais ce n’est
pas là notre objectif final ; il s’agit d’une étape transitoire et
contingente. Nous avons perdu trop de temps à freiner la progression et
l’insertion, dans les fonctions de direction, de nos collaborateurs
laïcs : le moment est venu de changer !
66.
Je suis convaincu que saint Jean de Dieu ne créerait pas un nouvel
hôpital aujourd’hui ni ne le dirigerait, mais il mettrait toute son énergie à
former des hommes, à créer dans le laïcat des esprits et des cœurs capable
d’assurer à nos œuvres le climat professionnel, humain et de gestion qui,
souvent, leur fait défaut. Je le répète, nous ne devenons pas frères, prieurs,
provinciaux, généraux pour devenir des managers, mais pour témoigner, orienter,
former nos collaborateurs à la mission d’assister le malade et le nécessiteux
dans sa globalité. Dans certaines provinces de l’Ordre, on a déjà séparer le
rôle du coordinateur de la communauté de celui du directeur administratif de l’hôpital. Nous devons poursuivre dans
cette voie, en changeant avant tout notre mentalité. Dans une optique purement
humaine, il est plus gratifiant de gérer le pouvoir pour le plaisir du pouvoir,
que de diriger un service comme guide moral, en laissant la gestion technique à
des collaborateurs laïcs bien choisis et formés, qui font presque toujours
mieux que nous ce travail. La grande tâche qui nous attend dans un proche
avenir est celle d’être, au sein même de nos œuvres, des guides moraux, des
consciences vigilantes qui critiquent, si besoin est, afin que nos
collaborateurs s’allient à nous pour servir le malade. C’est un choix décisif,
que l’on ne peut plus renvoyer et qui nous coûtera beaucoup de mal, parfois
même une perte de prestige dans certains cas, mais qui permettra à nos œuvres
de mieux fonctionner, même du point de vue gestion. Plus concrètement dit,
notre collaborateur doit devenir l’objet et le sujet de notre attention, comme le
malade. C’est à nous d’individualiser ses besoins et malaises, que nous avons
peut-être provoqués nous-mêmes. De cette façon, nous créerons, dans l’hôpital,
cette « ecclesia » que nous voulons tous du bout des lèvres mais
dont, en fait, nous avons peur.
67.
On n’improvise pas le rôle de guide moral. Il faut le projeter, le
programmer et le mettre en œuvre selon des critères d’honnêteté moral, en
harmonie avec les caractéristiques de nos œuvres. Pour communiquer à nos
collaborateurs notre humanité et notre amour pour le malade, nous ne pouvons
pas alimenter la passion du pouvoir. Assumer un rôle de guide comporte une
crise d’identité pour beaucoup d’entre nous, habitués surtout à agir comme
première personne. Le temps du « factotum » est fini. Il faut
s’occuper des tâches prioritaires que notre vocations nous impose. Il devient
donc nécessaire d’étudier et rechercher sans cesse les manières de traduire
concrètement ces fonctions de guide moral, d’animation et conscience critique
pour nous-même, nos collaborateurs et le monde. Ceci nous permettra de mieux
apprécier notre rapport avec les autres, d’arriver à une alliance authentique,
d’éliminer toute ombre d’opposition, de méfiance et de découragement.
68.
Nos collaborateurs sont des laïcs pour la plupart. Depuis le
concile Vatican II, on a redécouvert et remis en valeur le rôle unique et
« spécifique » des laïcs dans l’Eglise et le statut séculier qui les
distingue.
69.
Je voudrais examiner avec nous quelques aspects du document
préparatoire au synode des évêques de 1987 sur le thème Identité et mission des
laïcs dan l’Eglise, que je crois particulièrement utiles pour établir un
rapport correct avec nos collaborateurs. D’après le Concile Vatican II, le rôle
ecclésial des laïcs est inséparablement lié à leur vocation baptismale et à
leur condition séculière.
En tant que baptisés, ils sont des fidèles de
plein droit, incorporés au Christ et à l’Eglise. Leur insertion dans les
réalités temporelles et terrestres, en d’autres mots, leur caractère séculier
est une donnée théologique, leur mode propre de vivre la vocation chrétienne.
70.
Les laïcs possèdent une identité unique et entière. Ils sont à la
fois membres de la société et membres de l’Eglise. C’est à partir de cette
condition caractéristique qu’ils participent à la mission salvifique de
l’Eglise : comme baptisés, ils peuvent et doivent vivre leur
responsabilité apostolique non seulement dans les réalités temporelles et
terrestres, mais également dans celles qui sont typiquement ecclésiales. En
fonction de leur conditions séculière spécifique, ils sont préparés et engagés
comme chrétiens non seulement dans l’Eglise, mais dans les structures et
réalités du monde. Le Concile Vatican II l’affirme clairement dans
« Apostolicam Actuositatem » : « L’œuvre de rédemption du
christ, qui concerne essentiellement le salut des hommes, embrasse aussi le
renouvellement de tout l’ordre temporel. La mission de l’Eglise par conséquent,
n’est pas seulement d’apporter aux hommes le message du Christ et sa grâce,
mais aussi de pénétrer et de et de parfaire par l’esprit évangélique l’ordre
temporel. Les fidèles laïcs accomplissent cette mission de l’Eglise exercent
donc leur apostolats aussi bien dans l’Eglise que dans le monde, dans l’ordre
spirituel que dan l’ordre temporel. Bien que ces ordres soient distincts, ils
sont liés dans l’unique dessein divin ; aussi Dieu lui-même veut-il, dans
le Christ, réassumer le monde tout entier, pour en faire une nouvelle créature
en commençant dès cette terre, et en lui donnant sa plénitude au dernier jour.
Le laïc, qui est tout ensemble membre du peuple de Dieu et de la cité des
hommes, n’a qu’une conscience chrétienne. Celle-ci doit le guider sans cesse
dans les deux domaines » (AA,5).
71.
les laïcs ont une place originale et irremplaçable dans la mission
salvifique qui incombe à l’Eglise, face aux réalités temporelles et terrestres,
mission qui est de toute l’Eglise et donc et donc également des pasteurs, mais
en fonction de leur caractère séculier. « C’est à eux qu’il revient
d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles, guidés par la lumière
de l’Evangile et le magistère de l’Eglise et mus pas la charité
chrétienne ; comme citoyens, ils coopèrent avec d’autre citoyens selon
leurs compétences et responsabilités propres ; ils cherchent partout et en
toue chose la justice du Royaume de Dieu ».
Paul VI, dans son exhortation apostolique
« Evangelii nuntiandi », écrit à ce propos : « les laïcs,
que leur vocation spécifique place au cœur du monde et à la tête des tâches
temporelles les plus variées, doivent exercer par là même une forme singulière
d’évangélisation.
Leur tâche première et immédiate n’est pas
l’institution et le développement de la communauté ecclésiale – mais c’est la
mise en œuvre de toutes les possibilités chrétiennes et évangéliques cachées,
déjà présentes et actives dans les choses du monde. Le Champ propre de leur
activité évangélisatrice, c’est le monde vaste et compliqué de la politique, du
social, de l’économie, mais également de la culture, des sciences et des arts,
de la vie internationale, des mass média ainsi que certaines autres réalités
ouvertes à l’évangélisation comme sont l’amour, la famille, l’éducation des
enfants et des adolescents, le travail professionnel, la souffrance. Plus il y
aura des laïcs imprégnés d’Evangile responsables de ces réalités et clairement
engagés en elles, compétents pour les promouvoir et conscients qu’il faut
déployer leur pleine capacité chrétienne souvent enfouie et asphyxiée, plus ces
réalités, sans rien perdre ou sacrifier de leur coefficient humain, mais
manifestant une dimension transcendante souvent méconnue, se trouveront au
service de l’édification du Règne de Dieu et donc du salut en
Jésus-Christ » (En, 70).
72. la présence des laïcs chrétiens dans le
monde doit être courageuse et prophétique et pourra adopter différentes formes
de témoignage, toujours accompagnées du discernement évangélique. En effet,
saint Jean et saint Paul nous avertissent que le monde est une réalité où le
bien et la mal coexistent, ce qui requiert un travail de discernement et une
capacité de choisir librement.
La responsabilité de tous et de chacun, et donc
aussi celle des fidèles laïcs, doit dès lors être reconnue et promue au sein du
peuple de Dieu.
Pour mieux définir la légitimité et la décision
de confier des ministères concrets aux laïcs, Paul VI nous invitait à relire
l’histoire de l’Eglise et à être attentifs aux nécessités actuelles :
« Un regard sur les origines de l’Eglise est très éclairant et fait
bénéficier d’une antique expérience en matière de ministères, expérience
d’autant plus valable qu’elle a permis à l’Eglise de se consolider, de croître
et de s’étendre. Cette attention aux sources doit cependant être complétée par
une autre : l’attention aux besoins actuels de l’humanité et de l’Eglise.
S’abreuver à ces sources toujours inspiratrices, ne rien sacrifier de ces
valeurs et savoir s’adapter aux exigences et aux besoins actuels, tels sont le
axes qui permettront de rechercher avec sagesse et de mettre en lumière les
ministères sont l’Eglise a besoin et que nombre de ses membres auront à cœur
d’embrasser pour la plus grande vitalité de la communauté ecclésiale »
(EN ? 73).
73. chaque nuance demanderait un commentaire et une
précision, en référence avec notre rôle de guide moral et de compagnons de
travail pour édifier l’Eglise et, en elle, le Règne de Dieu.
Il devient évident que les laïcs, avec lesquels
nous avons un rapport de collaboration, ne possèdent pas seulement un caractère
professionnel, mais également apostolique. Eux aussi sont des
« constructeurs de l’Eglise », en ce sens que l’Eglise grandit chaque
jour grâce à notre charisme de religieux et aux dons et ministères propre des
laïcs.
L’objectif idéal pour nous serait de voir que
nos 40 000 collaborateurs se syntonisent sur la même longueur d’onde que nous,
tout en exerçant une grande diversité de professions. Nos hôpitaux changeraient
comme par enchantement : il n’y aurait plus de rôle ou de poste à défendre
à tout prix ; l’autocontrôle remplacerait certains contrôles fatigants et
pénibles. Nous devons également reconnaître que dans beaucoup d’œuvres, nos
collaborateurs sont plus à l’avant-garde que nous, et pas seulement du point de
vue professionnel. Par conséquent, il faut que nous leur ouvrions notre cœur,
leur présentions nos difficultés, nos problèmes et nos espoirs. Nous pouvons et
devons nous allier à eux. Beaucoup n’attendent qu’un signe de notre part pour
nous donner la main et nous aider, pour s’unir avec nous, non par intérêt
personnel ou jour obtenir des faveurs, mais parce qu’ils se rendent compte
qu’ensemble nous pourrons faire beaucoup plus et mieux.
74.
Mettons-nous donc à l’école des collaborateurs plus proches de
notre charisme, dialoguons avec eux, échangeons avec eux nos expériences
professionnelles et personnelles. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons
travailler ensemble pour le seul intérêt du malade. Dans ce nouveau travail de
formation au rôle de soutien et guide, le Conseil Général et les Conseils
Provinciaux vous aideront et éclaireront. Mais laissez-vous également inspirer
et aider par les collaborateurs laïcs « aux cœurs purs », qui
s’intéressent à la création de l’Hospitium pietatis dont on a parlé. Mes chers
frères, je suis conscient de demander un gros sacrifice à certains d’entre
vous. N’étant pas des contemplatifs, nous sommes obligés d’une certaines façon
de diviser nos journées en rôle actifs et contemplatifs. Si nous ne volons pas
nous limiter à demeurer dans l’hôpital, mais porter la lumière du divin au
malade, nous devons nous soucier d’allumer d’autres lumières, celles que
possèdent nos collaborateurs, mais qui sont peut-être voilées par une couche de
paresse, d’accoutumance et de fatalisme. Savoir écarter ces voiles avec
discrétion mais confiance, en nos collaborateurs comme en nous-mêmes, fait partie
de ce rôle de guide moral que nous devons assumer pour rester dans la ligne de
notre choix de vie.
Question
éthique
Et le
rôle de conscience critique
Des
Frères de Saint Jean de Dieu
75. La fin du XX siècle nous surprend par sa
demande d’éthique provenant de milieux qui semblaient irrémédiablement détachés
de toute référence à des valeurs ou des normes. La conscience aiguë que la
technique ne suffit pas se fraye de plus en plus un chemin. Et c’est la
réussite même de cette dernière qui met aux mains de l’homme un potentiel
naguère impensable (division de l’atome et intervention sur la structure
génétique des cellules vivantes) qui a donné lieu à cette nouvelle avalanche de
questions.
Le croyant est familiarisé avec la structure
intime de cette demande actuelle en matière d’éthique, car elle suit un rythme
identique à celui de la morale qui dérive de la Parole révélée. Celle-ci
converge structurellement sur deux pôles : celui de la fidélité et celui
de la responsabilité. Le chrétien désire être essentiellement fidèle au Christ
dans son action morale, car il reconnaît en Lui le Fils de Dieu et le Frère
universel, et il veut être responsable face aux demandes concrètes que
l’histoire adresse à sa vocation. L’éthique aussi, dont on éprouve de nos jours
une nostalgie diffuse, naît autour de la fidélité et de la responsabilité. On
se demande, en effet, à quelles conditions l’homme demeure un homme. Les
inconnues anthropologiques sont particulièrement forte dans le domaine de la
biomédecine : dans le prolongement artificiel de la vie, dans les
technologies appliquées à la reproduction, dans la manipulation pharmacologique
du comportement et dans les pratiques psychiatriques, dans l’emploi d’individus
pour la recherche et l’expérimentation, dans les manipulations génétiques. On
perçoit le sens d’une limite au-delà de laquelle on trahit l’homme.
76. Du point de vue de la responsabilité, la
question éthique exige qu’on s’interroge sur la qualité morale de l’action, en
la référant non seulement au modèle de l’homme auquel on veut être fidèle, mais
également en le projetant dans l’avenir, autant que cela dépende de l’homme. Le
philosophe Hans Jonas a reformulé
l’impératif de Kant, pour ce qui concerne l’action morale, dans les termes
suivants : « Agir d’une façon telle que les conséquences de ton agir
soient compatibles avec la survie d’une existence vraiment humaine sur
terre ». aujourd’hui, nous sommes à même de détruire la vie et la qualité
humaine de la vie. La demande d’étique s’identifie avec la prise en charge de
ses responsabilités : on ne délègue plus, on ne reste plus en marge du
processus historique. Etre sujet et être protagoniste sont deux exigences
équivalentes.
Cette double exigence de fidélité et de
responsabilité rend la recherche éthique de l’homme contemporain semblable à
celle de celui qui trouve son inspiration, pour son agir moral, dans sa foi en
Jésus de Nazareth. Il faut, bien sûr, tenir compte des diversités.
77.
La foi ne fournit pas un territoire privilégié ou protégé au
chrétien ou au religieux, à l’abri des agressions que tous les hommes subissent
du fait même d’être vivants à une certaine époque et dans un certain lieu. Nous
l’expérimentons dans le domaine de la santé, où nous réalisons de manière
privilégiée notre apostolat évangélique et humanitaire. Nous nus réjouissons
certainement de la demande d’éthique qui est en train de mettre en crise le
modèle de médecine « scientifique », c’est à dire positiviste, qui
prétendait être dispensée de se poser des problèmes d’ordre anthropologique ou
moral ; là surtout où la santé est en jeu, comme centre de valeurs qui
touche l’homme dans sa totalité. Le simple respect des règles ne suffit pas. On pourrait reprendre, à titre
d’illustration, l’exemple fourni pas Kant du médecin et de l’empoisonneur :
les prescriptions pour le médecin, dans le but de guérir le patient, et celle
pour l’empoisonneur dans le but de tuer un homme, sont les mêmes… Savoir
comment faire, le « know how », ne répond pas à la question éthique
mais concerne celle des finalités à atteindre.
78. Alors que nos contemporains reconsidèrent
l’éthique dans le domaine des sciences de la vie et de la santé, nous nous
rendons compte que nous, comme croyants et religieux, nous ne sommes pas à même
de fournir « la » réponse. Nous sommes fièrement conscients que notre
foi dans le Christ, auquel nous adhérons, nous fournit une impulsion créatrice
pour chercher avec les autres hommes, croyants ou non, les règles d’une
conduite fidèle et responsable. Mais eu égard à la transcendance de la foi,
nous n’avons pas un modèle historique concret à proposer, encore moins à
imposer.
Nous sommes peut-être encore empoussiérés de
passé, ou même incrustés dans le passé. Pour le Concile Vatican II, les
croyants sont en partie responsable du phénomène de l’athéisme, soit à cause
d’une présentation fallacieuse de la doctrine, soit à cause des carences et des
défauts présents dans la vie religieuse, morale et sociale ( Cf. Gaudium et
Spes, 19 ). Quelques chose de semblable a eu lieu en ce qui concerne le
« contre-témoignage » dans le domaine de l’éthique : manque de
respect pour la conscience d’autrui, l’utilisation des soins du corps en vue de
préoccupations spirituelles, préférence accordée à la « loi du
sabbat » - règles morales – plutôt qu’à l’homme concret.
Une nouvelle situation de dialogue s’est créée
dans le domaine de l’éthique : l’humaniste est appelé à y participer avec
sa « foi » ( qui est au moins
foi dans l’homme ; foi que l’homme est la médecine de l’homme… ) ; le
religieux est appelé à y participer avec « bonne volonté ». Cette
inversion des rôles attribués traditionnellement à l’un et à l’autre est un
indice de la révolution qui a lieu dans le domaine de l’éthique, mais également
du cheminement qui s’est fait dans la conscience chrétienne, surtout après la
réflexion conciliaire sur la théologie de l’Eglise et de l’histoire.
79. j’ai mentionné au début de ce document qu’en
plus d’être des témoins et des guides moraux, nous devons également intervenir
de façon critique dans le monde de la santé. Il ne suffit pas de travailler
durement dans nos hôpitaux, mais il faut prendre du temps pour étudier les
phénomènes liés au progrès sanitaire, pour les orienter vers le plus grand bien
de la personne. Dans le document précédent sur l’humanisation, je me suis
efforcé d’exprimer quelques concepts à ce propos. Je voudrais insister
aujourd’hui sur le fait qu’on a tendance à avoir une confiance excessive dans
les ressources techniques qui sont mises à la disposition du monde de la santé
et pas toujours pour des raisons humanitaires. Ceci explique la facilité avec
laquelle certains gouvernements et parlements ont approuvé les lois relatives à
l’avortement, l’euthanasie, les interventions sur les structures génétiques. Il
faut s’opposer à de tels courants. Pour pouvoir le faire de façon efficace, il
faut être informé, connaître à fond les problèmes en évitant les accusations
stériles et les positions de défense par trop rigides.
Pour remplir ce rôle critique et offrir des
propositions, nous devons nous unir davantage avec nos collaborateurs laïcs, le
monde de l’Eglise et la science. Souvent, nous nous limitons à constater, alors
que nous devrions être à même d’offrir au monde de la santé des idées et des
projets ; nous devrions être ouverts à ce que la science et la technique
nus proposent de positif. Et surtout, quand nus voyons une menace peser sur le
caractère sacré de l’homme, d’où qu’elle vienne, nous devrions avoir le courage
d’intervenir, comme hommes et religieux.
80. Nous ne pouvons pas nous taire devant les
injustices, les trahisons, les paresses, les solutions qui déforment ce que
l’humanité et la foi nous suggèrent. Notre vocation, notre travail d’alliés de
l’humanité qui souffre sont en jeu. Se taire dans de tels cas équivaut à
accepter. Mais je le répète, pour pouvoir parler et indiquer des voies
nouvelles et justes, nous devons être dûment préparés, et à la hauteur. Hélas,
ce n’est pas toujours le cas ! Et nous revenons sur ce point
essentiel : la collaboration avec les laïcs. Pour relever avec succès les
défis des temps actuels, nous devons établir une liaison, un échange
assidu avec des experts de différentes
matières : professionnels des sciences médicales, biologiques, humaines,
capables de nous garantir cette préparation dont nous ne pouvons plus nous
passer de nos jours.
Votre Prieur Général a toujours eu de tels
échanges ; on m’a souvent critiqué, comme si le charisme de l’Ordre était
déshonoré parce que j’avais interpellé des collaborateurs laïcs, de l’ordre ou
non. Je suis convaincu, plus que jamais du contraire ; notre charisme
dégagera toute sa force quand nous nous serons ouverts au charisme humains et
scientifique de nos collaborateurs laïcs.
81. Personnes ne détient la totalité du savoir
médical, de même qu’il n’existe pas un mode exclusif d’approcher le malade. Les
contributions de toutes les personnes qui travaillent dans le monde de la santé
sont donc utiles. Beaucoup éprouvent un grand respect et même une admiration
pour notre Ordre, qui ne peut qu’en retirer des bénéfices si nous nous montrons
capables d’établir des rapports de respect, d’amitié et de support mutuel avec
nos collaborateurs et tous ceux qui, en dehors de l’Ordre, peuvent nous offrir
leur apport. Notre action et notre rôle de conscience critique des méfaits commis contre le faible, le malade
et le nécessiteux, peut-être même au nom de la science, en deviendront plus
efficaces et incisifs.
Notre
rôle de précurseurs
82.
En plus du rôle de témoins, de guides moraux et de conscience
critique, celui de pionniers, d’innovateurs nous attend. Notre saint Fondateur
a été le premier grand pionnier, et à sa suite, tous ceux qui, malgré
l’indifférence, le mépris et l’hospitalité de la majorité, ont su parcourir les
voies nouvelles de notre charisme. Il en reste d’autres à parcourir, mes chers
frères ! Ce n’est pas vrai que tout a été découvert et réalisé : les
besoins spirituels et matériels des hommes sont menacés, même dans nos œuvres,
quand on ignore, sous-estime ou même manipule à notre usage certains de ces
besoins. Pour se convaincre des nombreuses carences qui existent dans le
domaine de l’assistance au malade, il suffit de parcourir la liste des
associations de bénévoles qui pullulent dans le monde entier. Elles s’occupent
des handicapés, des cardiaques, des drogués, des alcooliques, des
laryngotomisés, des psychotiques, des épileptiques, etc. Il est frappant de
noter le grand nombre de personnes qui se consacrent avec passion et
gratuitement à répondre aux besoins matériels, sanitaires, psychologiques que
notre monde triomphant de la santé ne parvient, parfois, pas même à effleurer.
83.
Parfois nous croyons avoir rempli notre rôle de façon exhaustive,
convaincus qu’il n’existe plus de besoins auxquels répondre ! Quel orgueil
et quelle naïveté dans ce comportement ! Le monde des bénévoles, qui est
une réalité splendide de notre époque, est témoin du nombre de personnes
généreuses qui travaillent en dehors des ordres religieux et nous démontre que
dans notre société soi-disant évoluée, il nous reste beaucoup à faire pendant
les prochaines années, en plus de notre monde hospitalier. Très souvent, ce
sont des gens qui ont vécu la maladie personnellement ou dans la personne d’un
être cher qui fondent ces associations
de bénévoles. Apres avoir compris que les structures sociales et sanitaires ne
sont pas à même de d’assurer le soutien nécessaire à des pathologies aussi
voyantes et peu satisfaisantes du point de vue du prestige professionnel, ils
ont décidé de se débrouiller seuls et ont organisé une chaîne de solidarité, de
dévouement, de sacrifice et de gratuité telle que certains d’entre nous peuvent
en rougir de honte. Mes chers frères, ces personnes jouent un rôle de tout
premier ordre ; elle sont exemplaires pour nous, et surtout elles sont
entrain de promouvoir les nouvelles frontières de la santé dans la société du
bien-être, et cela au prix d’énormes efforts.
84.
L’homme, dans un proche avenir, ne pourra plus affronter seul les
défis et les privations que lui imposera, assez paradoxalement, le progrès
scientifique. Un tel progrès à prolongé notre vie, ce qui es très
positif ; mais il n’a pas fait grand chose pour la qualité de vie des
vieillards, des malades chroniques, des handicapés ! On peut facilement prévoir que les formes de
pathologies chroniques augmenteront, comme d’ailleurs le malaise des jeunes
devant les séductions de cette société de consommation et de bien-être et qui
recherchent dans la drogue, la violence ou l’indifférence, à s’affirmer ou à
donner, de quelque façon, un sens à leur existence. Nous devons donc chercher
de notre temps, l’étudier, l’aimer, nous efforcer de comprendre des besoins et
ses privations, et surtout ses motivations existentielles. Nous qui avons pour
tâche vitale celle de redonner la santé, nous ne pouvons pas nous limiter à
«réparer» le corps. Nous devons suivre
cet homme qui, laissé à l’hôpital, se trouve parfois sans travail, sans appui
et avec de nombreux problèmes, même d’ordre psychique. Nous devons faire preuve
d’une réelle capacité de compréhension, en employant non seulement le dossier
clinique, mais également la fiche invisible du malaise émotif de notre malade
hospitalisé. La peur q’éprouve le malade (de mourir, de perdre son travail, ses
liens affectifs et sa vie sociale) est souvent terrible, et il ne faut jamais
l’ignorer. Autrement, nous rendons au monde un homme blessé et incompris, ce
qui est une offense à Dieu, à l’homme, à la foi et à la charité. Notre rôle de
pionnier exige que nous reconnaissions ces besoins ; cela pourra faire
naître des initiatives nouvelles et méritoires, qui élimineront l’ancienne
scission entre corps et âme, nature et culture, entre besoin corporel et besoin
spirituel. Une scission de facilité, que nous-même avons établie, avec la
soi-disant médecine scientifique, l’hôpital transformé en atelier de
réparation, qui sépare ce qu est intimement uni dans la personne humaine.
85.
Un champ d’action inédit s’ouvre à nous dans l’hôpital et requiert
la participation de beaucoup de personnes, y compris celle du malade. Action
très exigeante pou nous du point de vue professionnel et humain. J’ai déjà eu
l’occasion de le dire, mais je le répète ici avec une conviction profonde que
j’aimerais vous faire partager : le malade est notre université, notre
employeur, celui qui nous guide dans nos options professionnelles. Nous devons
capter et interpréter ses messages, ses protestations, ses drames et ses
exigences. C’est en écoutant le malade que nous pourrons modifier radicalement
notre manière d’être hommes et religieux, nos structures et nos organigrammes.
Celui d’entre nous qui est tenté d’abandonner nos œuvres pour témoigner
ailleurs la Bonne Nouvelle est prié de rester, ne fût-ce qu’une demi-heure par
jour, aux côtés d’un malade : il changera vite d’avis. L’hôpital aussi est
terre de mission, encore plus peut-être que le Tiers Monde, où existe la
misère, oui, mais où il y a encore tant d’humanité !
86.
je recommande à chacun d’entre vous de faire cet exercice
d’écouter un malade par jour. Apres un peu de temps nous découvrirez qu’être
des pionniers dans nos œuvres signifie aujourd’hui savoir écouter le malade et
agir en conséquence.
C’est de cette écoute que jaillissent des
projets d’étude, de recherche, d’expérimentation, et le désir de changer nos
vieilles habitudes peu productives.
Au début, cela risque d’être assez pénible pour
celui qui a perdu l’habitude de se mette sur la même longueur d’onde qu’autrui,
ou parce qu’il s’est entouré de barrières de protection qui empêchent le malade
de s’ouvrir à lui. Mais si nous avons la force de persévérer, les résultats ne
se feront pas attendre. Entre temps, préparons-nous à bouleverser notre moi
intérieur : si nous devenons capables de « tomber malade » avec
le malade, non seulement notre Ordre se renouvellera, mais dépassera l’an 2
000.
Nos
rapports avec l’Eglise
87.
Finalement, l’Eglise a affirmé de façon concrète son intérêt pour
les œuvres hospitalières des religieux en instituant la Commission Pontificale
pour les problèmes de santé. C’est une reconnaissance importante, qui situe
notre vocation et notre action à sa juste place. En ce qui nous concerne, nous devons nous sentir fiers de
cet événement, qui nous encourage à partager davantage la mission de l’Eglise,
c’est à dire l’évangélisation, qui est toujours unies à la promotion humaine.
88.
Cela doit nous encourager à approfondir notre foi, à pratiquer
l’Evangile dans notre vie quotidienne et à assurer une présence plus incisive
dans le monde ecclésial.
Il ne s’agit donc pas seulement de savoir faire,
mais de faire savoir à l’
Eglise ce que nous réalisons et avons l’intention de réaliser pour le bien-être
de l’homme et se son âme. Peut-être que nous sommes encore habités par un vieux
sentiment d’infériorité, une attitude de modestie qui, toutefois, n’a plus de
raison d’être. Nous sommes de plein droit des témoins et des agents actifs du
message évangélique que nous résume si clairement la parabole du bon
Samaritain. Notre recherche, notre aggiornamento, nos projets pour l’avenir ne
peuvent se limiter aux murs de nos maisons mais doivent atteindre tous les
hommes d’Eglise, Clergé et communautés ecclésiales, pour en obtenir une réponse
et une confirmation.
89.
L’Eglise a besoin de
nous, comme nous avons besoin d’Elle, et cela sera de plus en plus vrai au
cours des années à venir. La communication au sein de l’Eglise est indispensable.
Il faut bien présenter au monde des croyants notre vocation et le charisme de
notre Ordre, son identité et ses programmes. Ils doivent devenir pour eux un
encouragement et un modèle, une voie pour vivre la vocation baptismale commune
à la sainteté. Les béatifications du frère Richard Pampuri (1981) et du Père
Benoît Menni ( 1984 ) nous confirment tout cela. Notre charisme fait partie du
patrimoine de l’Eglise. Apportons donc notre contribution pour créer une vraie
communauté ecclésiale, en exprimant le sens profond de notre activité, en nous
faisant naître pour ce que nous sommes.
Les croyants, les jeunes surtout, doivent comprendre que notre agir est valable
aux yeux du monde, mais surtout aux yeux de Dieu. Ceci peut pousser des hommes courageux à se
joindre à nous et à notre Ordre pour continuer à témoigner le caractère sacré
de l’homme démuni.
90.
On a noté un réveil encourageant des vocations au cours de ces
dernières années. Ceci doit nous responsabiliser davantage pour mieux faire
connaître à l’Eglise et aux croyants ce que nous sommes et faisons. Ouvrons les
portes de nos maisons et employons les moyens de communication les plus
appropriés pour permettre à l’Ordre de Saint Jean de Dieu de montrer au monde
sa nouvelle puissance d’amour pour l’homme moderne.
COMPRENDRE LES NOUVELLES
CATEGORIES DE NECESSITEUX
Dans
l’esprit des nouvelles Constitutions
91. Dans cette partie, j’essayerai de vous
présenter, à la lumière de la tradition de saint Jean de Dieu, des signes des
temps et des nouvelles Constitutions, les nouveaux nécessiteux que nous
rencontrons de nos jours, pour que les communautés et les provinces s’efforcent
de revoir sans cesse leur agir et le confrontent à l’évolution des
problématiques et des situations particulières.
Nous ne pouvons pas épuiser les réponses en
indiquant la voie, difficile s’il en est, de la rupture par rapport aux
habitudes passés et du changement de rôle professionnel.
Il faut proposer l’alternative d’une authentique
expérience religieuse qui sauvegarde les valeurs humaines, comme modèle et
orientation de nos œuvres. En outre, il faut nous projeter en plein dans notre
époque ave tous ses problèmes pour amplifier notre conception du nécessiteux.
Au cours des chapitres précédents, j’ai redéfini
ce concept pour éviter le risque de l’amenuiser ; partout, on peut
rencontrer l’âme dans le besoin, même chez l’homme apparemment puissant et
matériellement riche.
L’humanité est blessé de beaucoup de façons.
D’une manière incroyable, comme un monstre invisible, le mal se déguise sous
différentes apparences et se présente dans les situations les plus diverses,
même quand il semble avoir été presque vaincu. C’est à nous d’individualiser
les nouveaux besoins du malade et, surtout, les nouveaux nécessiteux.
92. Dans certains régions de la terre on rencontre
encore, comme à l’époque de saint Jean de Dieu, des malades et des pauvres sans
défense, exposés aux intempéries, sans soins, abandonnés dans les rues de la
ville. Dans d’autres régions, ces situations de souffrance ont pour ainsi dire
complètement disparu. Dan les pays économiquement riches, le mal ne se présente
plus d’une manière aussi évidente ; il est plus subtil, lié aux idéologies
et aux modes culturelles. Il est donc nécessaire de faire preuve d’un jugement
prudent et de revoir attentivement les comportements, en se référant sans cesse
à des valeurs morales et non en se contentant de d’imiter purement et
simplement certains modèles. Nos communautés doivent affronter sérieusement ces
problèmes. Nos provinces doivent individualiser sur leur territoire les
nouvelles situations de besoin et diversifier leurs interventions avec les
moyens thérapeutiques opportuns. J’aborderai quelques aspects fondamentaux de
l’expérience terrestre de l’homme au cours des pages suivantes, en particulier
la vieillesse et la mort, moments de la vie qui assument de nos jours une
valeur différente, et qui ont été redéfinis du point de vue culturel et social.
Je m’efforcerai également de préciser davantage, par des exemples, le thème dus
nouvelles catégories de nécessiteux ; ce terme n’englobe pas seulement le
pauvre et le malade, mais quiconque lutte pour retrouver son identité de
personne.
La
planète des jeunes
93. Une
casuistique variée et abondante confirme encore une fois la réalité :
l’homme nécessiteux sans assistance, existe encore et est présence sous
différentes formes dans toutes les sociétés contemporaines. Parmi cette gamme
énorme, nous remarquons la présence toujours plus massive et triste des jeunes.
Nous ne pouvons pas demeurer indifférents devant le grand nombre de drogués,
malades dans l’âme et frappés à l’âge le plus vulnérable, le plus naïf. Face à
cet état de choses, une réponse de notre part devient impérative ; elle
doit relever le défi du mal, dépasser même les structures habituelles, capables
d’affronter et contrecarrer ce fléau par des interventions efficaces qui en
réduisent la progression.
Nous pourrons voir ces nouveaux nécessiteux,
comme saint Jean de Dieu les voyait dans
les rues de Grenade, à condition de les observer avec attention : il
s’agit des vieillards, des drogués et des hommes spirituellement fragiles.
Saint Jean de Dieu nous a donné l’exemple, nous
a indiqué la voie à suivre alors qu’il n’était compris que d’un petit
nombre : il réconfortait les pauvres, les marginaux de tout genres, il
soulageait les malades, sans faire aucune discrimination. Aujourd’hui comme
hier, son exemple porte partout beaucoup de fruits : son intuition s’est
traduite en une réalité concrète, en
une réelle conquête civile.
Riches de son enseignement, il nous revient de
l’imiter, non seulement en parcourant la voie déjà tracée, mais en interprétant
son éternelle nouveauté : chercher le nécessiteux partout où il se trouve,
même dans les buildings des grandes villes ; il s’agit de le réconforter,
de l’aider et de le respecter dans le contexte de notre époque. C’est dans
cette ligne que va aujourd’hui notre tâche principale, dans la continuité de
notre tradition charismatique et après avoir discerné quelles sont les valeurs
immuables des aspects contingents.
94. J’ai parlé de continuité, ce qui ne signifie
pas maintenir des rôles, mais exercer vraiment notre charisme, en
individualisant de nouveaux champs d’action où intervenir avec un élan
renouvelé.
La diversité des temps actuels nous conseille
l’adaptation à de nouvelles méthodologies et l’emploi des instruments que
l’intelligence humaine a su offrir pou délivrer la vie de l’homme de la misère
et des maux ; mais elle nous impose surtout de savoir redécouvrir la
fraîcheur du message immortel de l’Evangile et de saint Jean de Dieu, qui a su
être un interprète formidable des besoins de son époque.
De plus, continuité n’est pas synonyme de
« statu quo », mais attention à l’essentiel, et elle se propose comme
valeur innovatrice, au delà des modes éphémères et des lieux communs ;
elle est vraiment révolutionnaire dans une société qui récompense
l’uniformisation, la consommation, le succès, l’efficacité de production, la
puissance et qui néglige l’homme dans son individualité irréductible et dans la
solitude, laquelle se manifeste de manière problématique dans la maladie.
95. Il faut enfin rappeler que l’authentique
mission de guide spirituel ne se limite pas à nos structures mais s’étend avec
un rayon d’action bien plus large. Notre agir éveille un écho qu’alimentent nos
interventions, présentées comme modèles vraiment humains, innovateurs,
expressions d’une culture « de
l’homme » et « pour l’homme ».
Jean de Dieu, à son époque, a attiré l’attention
du roi sur son humble magistère ; le souverain fut tellement convaincu par
son exemple qu’il finança la construction de nouveaux hospices pour les
pauvres, conçus d’une façon complètement différente par rapport au passé.
LA RECHERCHE COMME MOMENT
DE RENOUVELLEMENT
DE NOTRE HOSPITALITE
L’exemple
du Fondateur
96. Nous sommes en l’an 1945. Christophe Colombe avait visité depuis peu plusieurs îles du continent
américain. On ne pouvait pas encore prévoir les grandioses conséquences culturelles
et humaines de cette découverte : Christophe Colombe lui-même ne savait
pas, au moment d’entreprendre son voyage, qu’il n’aurait pas atteint l’Orient,
mais qu’il aurait rencontré sur sa route, l’improviste, des terres inconnues,
un continent grandiose. Mais il
désirait cependant élargir ses connaissances, essayer des voies
nouvelles pour remplacer ou compléter
celles qui étaient alors connues. Christophe Colombe fait preuve de cet esprit
de recherche et d’ouverture qui caractérise les talents de la civilisation
humaniste, qui mettait l’homme au centre et percevait l’intelligence comme un
don divin pour connaître, comprendre et gouverner la nature environnante ;
animé par un tel esprit, il s’est mis sous la protection de Dieu et a osé
défier l’océan inconnu. Il ne fut pas un téméraire irresponsable. Avant
d’affronter les dangers de la navigation en haute mer, il avait étudié, analysé
et discuté de son projet, il en avait aussi souffert.
97. C’est en cette même année, alors que l’Europe
s’émerveillait des récits extraordinaires des navigateurs, que Jean Ciudad
naissait dans le province d’Evora, au Portugal, dans une localité proche du
port d’où Christophe Colombe avait levé l’ancre. Jean, poussé par des
inquiétudes intérieures et assoiffé d’aventures, visita de nombreuses terres,
jusqu’au moment où, ayant vu de quelle manière on traitait les malades, surtout
les malades mentaux, et les pauvres infirmes abandonnés sous les portiques de
la villes, il eu l’intuition de la voie à suivre. Dès ce moment, il osa
consacré toutes ses forces à la construction d’un hospice pour les aider, mais
en employant des méthodes bien différentes de celles qui étaient en vigueur à
son époque. Et quand, en sortant de la cathédrale de Grenade, il vit dans la
Calle Lucena un édifice adapté à ses exigences, il n’hésita pas à suivre la
voix du cœur en mettant en œuvres le plan qu’il avait longuement médité, tout
en étant conscient des moyens limités dont il disposait. Nous sommes en 1539 (
ou 1537 ). A cette époque, il ne savait pas, peut-être n’imaginait pas que son
geste de charité, de dévouement envers l’humanité souffrante – un geste qui
pouvait sembler, sur le moment, téméraire, isolé, voué à l’échec,
économiquement parlant – aurait poussé les âmes plus sensibles à l’aider dans
son labeur quotidien et à partager sa passion de charité. Il ne savait pas non
plus que beaucoup d’hommes généreux suivraient son exemple au cours des siècles et donneraient leur vie pour garder
vivante la flamme de ce même esprit de charité chrétienne.
98. Jean de Dieu a osé penser et projeter. Il a
inventé à partir de zéro – je me réfère aux critères d’assistance aux malades
en vigueur à l’époque. Il a partagé les locaux
de façon rationnelle, en distinguant et regroupant les maladies par salle ;
il a diversifié les thérapies en transformant, surtout au niveau spirituel, la
manière d’approcher le malade. Saint Jean de Dieu n’a pas improvisé sans aucune
logique ; il traduisait dans la pratique les leçons de l’Evangile, ses
expériences intérieures de conversion, sa méditation religieuse, qui lui
permettaient de percevoir la route et de l’indiquer aux autres. Et c’est ainsi
que notre Ordre a transmis ce modèle de spiritualité à de nombreux pays du
monde.
Voyage
de recherche
99. Si j’ai rapproché Jean de Dieu de Christophe
Colomb ce n’est pour le comparer mais pour les présenter sous forme de métaphore. Souvent, les métaphores sot plus utiles que le
microscope pour voir ce qui est infiniment petit, et plus puissantes que les
télescope pour observer les astres. En effet, plus que les raisonnements
rationnels, elles stimulent notre imagination et notre intelligence et nous
aident à voir de façon différente ce que nous avons sous les yeux, mais que
nous ne réussissons pas à focaliser. Et j’aimerais donc approfondir quelques
concepts. Pour nous chrétiens, le voyage de la recherche n’est pas neuf ;
il s’agit d’une exigence vitale. Nous ne pouvons pas continuer à parcourir les
chemins battus, parfois insatisfaisants et tortueux ; chemins qui, dans le
passé, ont eu le mérite de répondre à des institutions d’avant garde mais qui,
aujourd’hui, nous apparaissent univoque et limitatifs.
L’inertie est l’ennemie de la foi. Le Christ
s’est incarné pour nous révéler la route du Royaume de Cieux ; il nous y a
précédés par son exemple et sa mort rédemptrice.
Pouvons-nous religieux, rester tranquillement
ancrés au port, craintifs devant le nouveau voyage à entreprendre vers l’homme,
alors que toute notre existence elle-même est un voyage tourmenté et pénible
vers le salut ?
Notre devoir est de partir à la recherche de
l’homme, du nécessiteux.
100. Nous ne trouverons pas de continents inconnus
sur notre route. Saint Jean de Dieu a déjà indiqué à la conscience individuelle
et sociale l’univers des pauvres et leur humanité blessée. Pendant notre
voyage, nous découvrirons certainement d’autres âmes tourmentées par des
besoins nouveaux.
Aujourd’hui, les gouvernements reconnaissent le
droit inaliénable de tout individu à la santé. La maladie n’est pas seulement
un malaise personnel, mais un fait social collectif que l’Etat reconnaît en
garantissant aux pauvres l’assistance nécessaire. Quand Jean de Dieu a commencé
son entreprise avec la témérité des justes, les choses ne se présentaient pas
ainsi. Mais il avait bien assimilé la leçon de l’Evangile, qui lui avait
inspiré le projet de soulager la souffrance des marginaux. Un projet qui a
rencontré la solidarité de toute l’Eglise au cours des siècles.
101. Notre saint Père le pape, Jean-Paul II, a
rappelé en effet, dans son discours de clôture du synode, que l’Eglise désire
servir l’humanité, avec toutes ses forces, afin que la vie de l’homme soit
toujours plus digne ; elle désire également défendre les droits
inaliénables de la personne, fidèle au Saint-Esprit qui donne la vie, et à
l’enseignement de Jésus Christ, qui s’est sacrifié pour nous, afin de nous
persuader de rechercher, dans le bien et l’amour, la vrai vie, au prix d’une
révolution de la hiérarchie des valeurs.
Nous devons accueillir, une fois de plus, cet appel
pressant de travailler au service de l’humanité en luttant pour affirmer le
respect de l’homme et refuser ou transformer, là où c’est possible, certains
modèles culturels qui ne tiennent pas compte de l’authentique dignité humaine.
102. Chaque chrétien, chaque religieux doit être
comme un pionnier en route vers la terre promis. Nous devons donc nous
comporter comme des navigateurs intrépides qui croient possible la
communication avec les âmes et ne se fatiguent pas d’explorer l’âme humaine,
d’en révéler la grandeur et d’en connaître les besoins pour les soulager. Voilà
donc nos objectifs.
Dans la première partie de ce document, j’ai
individualisé certains rôles particuliers de notre ministère. En premier lieu,
celui de guide moral, ensuite celui de conscience critique et enfin celui e
pionniers. Dans la deuxième partie j’ai indiqué certaines catégories de
nouveaux nécessiteux, qui appartiennent à cet océan qu’est « l’homme qui
souffre ». mais pour que nos interventions soient concrètement efficaces
et clairement motivées, il faut entreprendre une authentique recherche
religieuse, professionnelle, humaine, individuelle et collective. C’est cet
esprit de rechercher que je me suis efforcé de vous transmettre et d’alimenter
dans ce document ; les nouvelles Constitutions m’ont été d’un grand
secours. C’est cet esprit qu’il faut vivre et renforcer dans toutes les
communautés.
S’adapter
à son époque
103. Excusez-moi si j’insiste sur ce thème, mais
cela me semble nécessaire : ne demeurons pas insensibles aux progrès de la
science médicale ; et même si l’engagement et l’esprits de solidarité de
nos confrères sont exemplaires, nous courons le risque de nous retrouver non
préparés au point de vue culturel, professionnel et spirituel devant les attentes
de l’Homme et de l’Eglise de notre temps, devant les exigences de la
technologie avancée qui touchent de près les possibilités de survie et de
développement de notre Ordre.
104. Nous sommes appelés à travailler sur cette terre
pour notre salut et celui du malade. Notre foi et notre conscience de religieux
doivent nous pousser à intervenir dans toutes le situations où, par paresse,
habitude, ignorance et isolement, la santé et le salut du malade – et donc les
nôtres aussi – sont en danger. Tout cela nous oblige à écouter, à comprendre, à
rechercher à apprendre, à coordonner, à prévenir, et en fin de compte à
réfléchir, en étant toujours prêts à mettre nos attitudes en discussion, sans
nous laisser démoraliser si, par exemple, dans certaines provinces, le nombre
des frères diminue, ou si nos collaborateurs sont plus préparés que nous. Notre
crise pourra porter ses fruits car nos efforts, au lieu de se tarir en
interventions particulières et limitées, auront un plus ample champs d’action,
car il s’inséreront dans un programme de travail plus vaste et constructif.
105. Il faut faire preuve d’énergie et de sacrifice,
mais nous, chers frères, n’avons nous pas choisi, au moment d’entrer dans
l’Ordre, de servir Dieu et l’homme avec patience et dévotion ?
la spécialisation cloisonnée n’est pas pour
nous, même si, à première vue, elle peut sembler gratifiante et directement
efficace et opérante ; elle finirait par nous enfermer dans une cage et
nous empêcherait de voir la dimension spirituelle et universelle des faits, en
nous desséchant par une technique poussée à l’exaspération.
D’ailleurs, si nous décidons de suivre cette
voie, nous gaspillerons nos énergies, volerions un temps-précieux à notre
travail en nous perdant dans un labyrinthe de connaissances technologiques
particulièrement sophistiquées.
Nous ne pouvons pas nous limiter au rôle de
techniciens qui gèrent des machines et des moniteurs : ce n’est pas pour
cela que nous avons prononcé des vœux. Nos collaborateurs laïcs, je répète,
agissent mieux que nous et avec plus d’efficacité dan ces rôles. Ne nous
privons donc pas d’un temps précieux à consacrer au salut des âmes et à la
santé de l’homme. Notre bagage de connaissances doit englober un monde plus
vaste pour intégrer notre action dans un ensemble où prévaut une culture à
dimension humaine, qui vise le salut spirituel, la récupération d’une harmonie
psychophysique et du bien-être, comme témoignage actif et militant de la
charité, de l’amour et du service humble et désintéressé envers le nécessiteux.
106. De cette façon, ouverts au monde, curieux des
réalités intellectuelles, attentifs aux transformations, forts dans la foi et
généreux dans nos engagements, nous, comme religieux et comme communautés,
perpétuerons le charisme de notre tradition en adaptant notre action aux
nouveaux besoins humains.
APPENDICE
INTRODUCTION
Dans cette partie, j’examine concrètement trois
catégories de besoins de notre époque, qui nous permettront de passer l’épreuve
du feu comme religieux, dans nos rôles de témoins, de guides moraux, de
conscience critique et de pionniers. J’aurais certes pu amplifier la gamme des
situations, mais vous avez compris ce que je voulais dire. Je demeure ouvert à
toute suggestion ou intégration ; chaque province ou communauté peut y
contribuer, en faisant part des expériences nouvelles qu’elle a faites dans
cette même optique. Ce qui me tenait à cœur, c’était de vous communiquer
l’esprit qui a dicté ces pages et qui s’inspire des nouvelles constitutions,
c’est à dire du texte sur lequel j’ai longuement réfléchi et prié avant de
mettre au travail.
La personne âgée, le mourrant, le drogué :
trois groupes de personnes qui, plus que toute autre, souffrent des
conséquences de la marginalisation, de la solitude et de l’abandon. Dans un
monde où, seules, la production et la consommation comptent, celui qui n’est
plus jeune perd toute importance sociale. Voilà donc le domaine où, dans
l’indifférence et l’abandon – dont très souvent les instances politiques sont
responsables – le message et le témoignage des Samaritains modernes ( et nous
sommes et voulons être du nombre, comme authentiques disciples du Christ et de
Jean de Dieu ) peuvent vraiment « sauver » l’homme et lui redonner
confiance et sérénité. Ce sont les nouvelles frontières de notre apostolat, les
« signes des temps », qui doivent guider l’Ordre hospitalier
dans la construction solide de son avenir.
I. LA VIEILLESSE
Un
phénomène en expansion
Une des nouvelles réalités de notre époque est
le vieillissement de la population, d’autant plus accentué là où l’homme
participe aux énormes bénéfices du progrès économique, social, culturel et
sanitaire. Ce phénomène ne se manifeste pas seulement par l’augmentation de la
longévité moyenne, mais également par le pourcentage absolu de vieillards dans
la société : la réduction des naissances, en modifiant les rapports, a
déterminé, en effet, une augmentation relative du nombre des personnes âgées.
Au cours du dernier congrès de médecine du Milan,
on a lancé l’hypothèse de quelques chiffres pour l’an deux mille. En Italie,
par exemple, il y aura 131 personnes âgées pour 100 enfants. Nous nous
trouverons donc devant une réelle explosion démographique du « troisième
âge » si on pense qu’au début du siècle, en Italie toujours, il y avait à
peine 28 personnes de plus de soixante ans pour 100 enfants. La situation est
identique dans toutes les nations technologiquement avancées.
La science, qui s’était prononcé la grande tâche
d’aider l’humanité à vivre plus longtemps, s’est fixé comme objectif,
maintenant d’aider le genre humain à mieux sa vieillesse.
Devant de tels chiffres, le problème du
troisième âge prend une ampleur également quantitative dans notre société
actuelle. Jusqu’à présent, les sociétés occidentales s’étaient surtout
interrogées sur le poids économique que représentait des millions de retraités,
ce qui a provoqué des questions et des doutes à propos du concept de
l’Etat-Providence. Il semble qu’à l’improviste, maintenant, le progrès
scientifique et « l’explosion démographique » aient éveillé une plus
grande attention pour ce problème, en prenant au dépourvu tant les intéressés
que les responsables.
La
culture du juvénilisme
La culture de notre époque n’est guère préparée
à affronter ce phénomène. En effet, si nous examinons les comportements de
différentes nations, nous constatons un grand investissement pour des crèches,
écoles, universités, c’est à dire adressé aux jeunes ; on remarque un
fléchissement brutal de l’attention publique vers cette même personne dès
qu’elle atteint un certain âge. Ceci est vrai jusqu’à un certain point, car les
politiciens de nos pays se sont donné du mal pour organiser quelque chose pour
les personnes du troisième âge, surtout quand celles-ci se retrouvent seules et
marginalisées. Cette action va dans une double direction : en assistant
les plus pauvres dans des centres spécialisés qui, souvent sont l’antichambre
du cimetière, ou en s’efforçant de les faire participer à quelques activités
qui les maintiennent en contact avec la jeunesse.
Nous ne pouvons toutefois ignorer, en jetant un
regard critique sur les modèles culturels de notre époque, que ces
interventions sont souvent partielles et subissent la mentalité dominante, la
soi-disant « joung culture », centrée sur l’extrême jeunesse,
l’efficience physique et l’hédonisme, au détriment d’autres valeurs.
Le modèle par excellence est l’individu
jeune ; or, jeunesse signifie beauté, santé, vitalité, efficacité. Voilà
les paramètres pour juger si une vie est digne ou non de l’homme jeune, dans la
plénitude de ses possibilités psychophysiques et productives, représente
l’homme tout court.
Ce modèle explique tant de choses ! Par
exemple que de nombreux animateurs sociaux, pleins de bonne volonté, encouragent
des personnes de plus de soixante ans à sautiller dans des fêtes dansantes ou à
pratiquer du footing ou du jogging, en étant convaincus d’accomplir une action
noble et appréciable. Mais ce n’est qu’une réponse partielle et insidieuse en
même temps, car la personne âgée à refuser son âge et à récupérer sa jeunesse
perdue dan l’espoir d’être acceptée.
La société accepte encore la personne âgée, mais
à condition qu’elle joue à faire le jeune, qu’elle singe un âge qu’elle n’a
plus. Quelle tristesse devant ces situations, qui ne sont ni plus ni moins
qu’une barbarie, et qu’un soi-disant amour pour la jeunesse ne justifie
pas !
C’est une barbarie, car, une fois de plus, on
limite la vie dans sa totalité, ou la scinde en différentes époques, on la
réduit et l’on force qui n’a pas la « chance » d’être jeune à assumer
des attitudes incohérentes par rapport à son âge physique et psychique, ce qui
le rend ridicule. Ce type d’attitude peut engendrer des processus pathologiques
de refus de son âge, aspect et rôle, ainsi que des souffrances physiques, car
l’unité entre corps et esprit, entre le temps chronologique et le temps
psychologique de notre moi plus profond se brise. Ce processus collectif d’un
refus culturel de la vieillesse en rappelle un autre analogue, face à la mort.
Il existe une littérature abondante sur la femme, l’homme, l’enfant et
l’adolescent, mais sur la vieillesse, rien ! Nous nous trouvons devant un
autre tabou de la société laïque civilisée contemporaine, pour qui la
vieillesse coïncide avec le prélude de la mort, l’âge terne, l’essoufflement et
la souffrance, l’effondrement physique et la mise en marge des joies de la vie.
Combien de jeunes ne disent-ils pas à la légère qu’ils ne désirent pas devenir
vieux ! Et cela parce qu’ils
imaginent la vieillesse comme une paralysie physique, une souffrance, une
angoisse ; ils n’en voient que les limites, l’artériosclérose, l’arthrose,
et j’en passe .
Le langage reflète cette résistance
psychique : « les moins jeunes », le « le troisième
âge », le « quatrième âge » sont de termes qui remplacent
presque toujours le mot « vieux », « vieillesse »,
« personne âgée ». comme si ce nominalisme, comme si les mots
pouvaient changer la réalité des faits ! Les partisans de la juvénilité à
tout prix proclament que « la vieillesse n’existe pas, elle n’est que
psychique ! ». La société affronte ce problème avec hypocrisie. Les
économistes discutent du poids social des « non-actifs » ( encore le
nominalisme avec une nuance économique et productive ). Mais nous nous interrogeons :
les « actifs », en subvenant aux besoins des « non
actifs », ne s’assurent-ils pas un « troisième âge »
meilleur ?
Insister sur la période juvénile, quand soi-même
on n’est plus jeune, peut être une solution de facilité. Une telle insistance
cache la volonté de ne plus de souvenir que la jeunesse aussi connaît ses
problèmes. Cette vision qui oppose l’âge d’or à l’âge gris indique clairement
ses limites et à quel point elle est peu fidèle à la réalité. Encore une fois,
l’homme angoissé devant la mort, parce qu’il est privé d’une culture globale de la vie et donc de
la mort, essaye de surmonter son angoisse, de l’exorciser et de l’éloigner en
ayant recours au conte merveilleux qui raconte les haut faits de la jeunesse,
dans une espèce d’évasion fantastique et collective de la réalité qui recrée le
mythe d’une Arcadie moderne.
Cette dimension culture éveille des attentes
injustes et exaspérées, qui portent inévitablement la vie des jeunes à de
dramatiques désillusions, ce qui est encore plus injuste pour la personne âgée,
car cela la mortifie et ne lui permet pas de vieillir.
Dimension
existentielle de la vieillesse
Comme toutes les situations humaines, la
vieillesse comporte une dimension existentielle : elle modifie le rapport
qu’a l’individu avec le temps, et donc son rapport avec le monde et avec son
propre histoire. Mais si une telle situation en remise en question, niée par la
société, alors le rapport se rompt et engendre des conséquences négatives,
jusqu’à la négation de soi. En d’autres mots, si la vieillesse biologique est
un facteur que l’on ne peut conditionner, ni par l’histoire, ni par la société,
le destin et la situation individuelle des vieux sont au contraire un fait
social et historique, et donc déterminer par la culture humaine. De plus les
réalités physiologiques et psychologiques peuvent s’influencer réciproquement
et déterminer des phénomènes psychosomatiques.
La
personne âgée est l’objet d’une manipulation sociale, également de la part de
la publicité qui, en la gardant dans le circuit de la production-consommation,
la façonne comme consommatrice d’illusions juvéniles et esthétique. Certains
savants ont voulu assimiler la vieillesse à une maladie et ont créé, sur la
base de cette hypothèse, une gériatrie physico-reconstructive. Mais le faite
est que nous nous trouvons devant une erreur : la vieillesse n’est pas une
maladie, c’est à dire un fait accidentel, mais une règle de l’évolution
physique : reconstruire le physique rappelle l’illusion de la jeunesse. Il
est évident qu’une amélioration du tonus physique chez la personne âgée
influence positivement son moral, crée un plus grand bien-être et retarde
l’apparition de certains processus de dégénération osseuse. Nous ne devons pas
nous opposer aux thérapies physiques, mais bien aux modèles sous-jacents, qui
sont de nature esthétique et non
morale.
Hippocrate fut le premier à comparer les
étape de la vie humaine à la succession
des saisons de la nature. Ceci nous permet de mieux comprendre le type de
négation et de refus présenté par le modèle culturel que nous venons
d’analyser : c’est comme si un arbre devait faire semblant de ne pas
perdre ses feuilles à l’entrée de l’hiver, en se couvrant de fausses feuilles
empruntées quelque part… On se figure pouvoir interdire le « processus de
croissance » de l’évolution biologique par des articles indignes, en
éveillant un mécanisme de rejet qui provoque davantage de souffrances et de
mutilations et qui forme une personnalité pathologique, en crise de valeurs et
sans conscience de soi.
Dans
le passé, le vieillard était sage. Il connaissait les choses qui, très souvent,
étaient indispensables pour la vie et la survie ; il détenait une savoir
qui se transmettait de génération en génération.
En
Afrique, encore de nos jours, quand un vieillard meurt, les survivants
s’exclament : « Un livre s’est fermé aujourd’hui ». Dans le
passé, les vieillards jouissaient d’un grand respect et c’est la raison pour
laquelle, nous dit l’historien P. Laslett, plus d’une personne « exagérait
son âge ».
Mais
nous sommes là dans un contexte social différent. L’historien Cipolla
écrit : « Une société industrielle est caractériser par le progrès
technologique rapide et permanent. Dans une telle société, les installations
deviennent rapidement obsolètes et les hommes n’échappent pas à cette règle.
L’agriculteur pouvait vivre avec les quelques notions apprises au cours de
l’adolescence, tandis que l’homme de l’époque que l’industrielle est soumis à
l’effort continuel de se maintenir au courant et, malgré cela, il sera
inexorablement dépassé. Dans la société agricole, le vieillard est un
sage : dans la société industrielle, il est une épave ».
On
comprend alors pourquoi beaucoup de vieux finissent leur vie sans jouer aucun
rôle, et, paradoxalement, comme aux prises avec une Némésis : il y a la
vengeance de l’ancien sur le neuf. Celui qui a joui du privilège de produire et de vivre dans la société
industrielle y perd son rôle, tans dis que ceux qui, comme les artisans et les
agriculteurs, ont vécu d’une activité autonome, conservent à différents niveaux
( mental, familial et social ) une meilleure capacité de jouer un rôle
également pendant la vieillesse.
Un
autre fait paradoxal de notre société technologique est le suivant : le
« poids » social et le pourcentage plus élevé de personnes âgées
créent des contradictions auxquelles s’ajoute une incertitude sur l’identité et
sur les rôles.
Ne
voyez-vous pas, chers frères, que dans cette époque technologique tant vantée,
tout ce qui brille n’est pas or ? Que celui qui favorise la culture de
l’homme intégral, pour toute la durée de son existence, avec ses besoins
matériels, culturels et spirituels, a raison, et non celui qui est simplement
capable d’utiliser des découvertes techniques ?
Culture
humaniste et foi religieuse
La culture dominante permet la marginalisation
parce qu’il s’agit d’une culture incomplète, partielle, réduite. Une culture
humaniste et la foi religieuse nous sont d’un grand secours pour sortir
indemnes du piège du mythe technologique. La première, la culture humaniste,
dénonce, avec l’appui de toutes les sciences, à quel point il est illusoire de
penser pouvoir sauver l’homme universel. La deuxième, la foi en Dieu, nous
rappelle la dignité de l’Homme, son caractère sacré en tout temps et tout lieu,
sanctionné par l’espérance de la résurrection. En effet, « Le ressuscité a
libéré l’homme des trois forces anti-divines : le péché, la loi, la mort …
Croire à la Résurrection du Christ, c’est affirmer le pouvoir de la vie sur la
mort, de l’Esprit sur la loi, de la Grâce qui est vérité, beauté, et amour, le
péché qui est fermeture, mesquinerie, laideur… vivons sans peur (Vannucci ).
La
culture humaniste et la foi assignent à tout moment un rôle à l’homme, et le
jugent capable d’être soi-même, à chaque époque ou étape de vie, même après la
mort physique. Comment pouvons-nous, nous, religieux hospitaliers*, répondre
concrètement à cette nouvelle forme de marginalisation ?
Nous
ne pouvons pas, bien sûr, penser changer totalement la société. La réponse très
simple, est déjà implicitement présente dans les considérations précédentes. La
vieillesse propose trois aspects distincts reliés entre eux : le
biologique, le psychologique et le social.
Il
existe plusieurs interventions intéressantes à faire au niveau
biologique : de la gymnastique éducative, préventive, rééducative aux
soins spécialisés des maladies et phénomènes typiques de cet âge. Ces
interventions requièrent la collaboration et l’aide d’experts qualifiés dans
différents secteurs. Toutefois, nous savons qu’elles ne sont pas en mesure de
redonner complètement la santé parce que la possibilité d’altérer l’événement
biologique, et donc le déclin de l’individu vers la vieillesse, n’existe pas.
Un autre champs d’action, moins
spectaculaire que celui de la médecine ou des découvertes thérapeutiques aux
résultats triomphants, mais qui assure au vieillard des soins plus efficaces,
est celui du psychologique et du social : il faudra aider la personne âgée
à se désaccoutumer des modèles de la culture dominante qu’elle a absorbés.
En
d’autres mots, nous tous ensemble, Frères de Saint jean de Dieu et laïcs, nous
devons chercher des réponses appropriées, des solutions aptes à redonner un
sens à la vieillesse, une identité et un rôle aux personnes âgées. Si c’est
cela notre but, il faut que nous examinions les modes et les moyens de
l’atteindre.
Avant tout, il faut individualiser le besoin du malade, remonter aux
causes et trouver les thérapies appropriées qui garantissent une assistance
intégrale, selon le système des valeurs inspirées par le christianisme. Nous ne
pouvons pas permettre que nos centres deviennent des parkings pour des
vieillesses désadaptées.
Etre à
la hauteur de notre tâche.
Pour
être à la hauteur de cette tâche, il nous faut deux choses fondamentales.
En premier lieu, le Frère de Saint Jean de Dieu
doit assimiler une culture de la vie, réaffirmer de manière décidée sa propre
vie religieuse de l’existence. En deuxième lieu, il doit se soucier d’écouter
patiemment la personne âgée, d’entrer en contact avec elle, jour après jour,
sans préjugés.
L’échange réciproque d’informations, favorisé
par cette expérience quotidienne avec le malade, facilitera les rapports entre
le patient et les experts laïcs des différents disciplines et les rendra plus
constructifs. En outre, nous ne devons pas avoir peur d’affronter de nouvelles
connaissances, également par la lecture, pour mieux pouvoir comprendre les
mécanismes psychologiques délicats et complexes de la personne âgée.
Libérons-nous, à ce propos, du complexes de
l’humble Frère de Saint Jean de Dieu qui se mesure à la culture contemporaine,
dans une rencontre inégale. Un de nos religieux rempli de charité, de foi et d’humilité
rend un précieux service d’amour en se laissant guider par le cœur et par sa
culture religieuse. Dans ce voyage vers des terres nouvelles, il ne connaît pas
avec certitude toutes les eaux dans lesquelles il devra naviguer ni tous les
écueils qu’il devra surmonter. Cependant, il dispose d’instruments précieux
pour ne pas perdre sa route.
Il sait que tout en ne pouvant pas combattre la
vieillesse dans son processus physique et biologique, il peut agir efficacement
au niveau physique, grâce à de petites attentions pour mettre le vieillard à
l’aise et l’aider à accepter avec sérénité son état .
Que nos hôtes vivent leur conditions en paix
avec eux-mêmes et les autres, et non comme un emprisonnement larvé, cela dépend
en grande partie de nous.
Un bien-être authentique, qui peut faire passer
au deuxième plan les misères de la vieillesse, exige d’avoir récupéré le sens
des son âge.
Chez les personnes âgées, un moral abattu peut
provoquer un brusque déclin. Cela aussi est un phénomène psychosomatique.
Malgré la maturité atteinte, la psyché des
personnes âgées se révèle très fragile ; il suffit d’une déception, d’un
changement d’habitudes, d’une
diminution de certaines fonctions pour provoquer un traumatisme qui est à
l’origine du déclin physique. Parfois, et il faut toujours s’en souvenir, ce
traumatisme a lieu au moment de passer à l’hôpital, l’hospice ou la maison de
repos. Très souvent, les personnes âgées vivent ces moments comme un arrêt de
leur vitalité, comme la disparition de toute dimension sociale, c’est à dire
comme le début d’un déclin définitif, prélude d’une mort imminente. Cette
dépression crée une indifférence et une apathie auxquelles il faut s’opposer.
Si nous mortels, nous ne pouvons pas altérer la
physiologie humaine, ni nous illusionner au sujet de recettes miraculeuses,
nous pouvons cependant avoir recours aux disciplines psychologiques pour
interpréter les faiblesses et les attentes des vieillards et pour y répondre de
façon satisfaisante et stimulante.
Il ne s’agit évidemment pas de leur redonner les
années écoulées mais de collaborer pour leur assurer une meilleure qualité de
vie, en respectant leur « background » socio-culturel et en tenant
compte du fait que le syndrome que nous venons de décrire frappe indistinctement
les personnes pauvres ou aisées. La seule distinction valide est celle liée au
sexe de la personne âgée.
La femme, en effet, aussi longtemps qu’elle vit
en famille, conserve certains de ses rôles liées à sa condition précédente de
mère ; elle garde ses rapports affectifs avec ses enfants et ses petits
enfants ; elle se rend utile et, et très souvent, elle est responsable du
bon fonctionnement de la maison.
Pour l’homme, au contraire, l’âge de la retraite
est un réel traumatisme : il perd son rôle de gagne-pain de la famille
sans acquérir celui qui était en vigueur dans le passé, quand le vieillard
était reconnu comme les sage, le patriarche, le guide influent. Il se sent
inutile, celui qui ne produit plus ; une bouche de plus à nourrir. Nous
nous trouvons face à un phénomène culturel et social, et c’est à ce niveau que
nous devons intervenir.
A côté de ces facteurs de caractère
psychologique s’ajoutent les effets des maladies chroniques les plus
diffuses : hypertension, diabète, arthrite et autres. Et ici, il faut
faire appel aux thérapies nécessaires suggérées par la gériatrie. Mais le gros
problème qui exige notre attention est d’ordre psychologique.
Rendre
son rôle à la personne âgée
La tâche du Frère de Saint Jean de Dieu est de
rendre un rôle au vieillard. Il faut tout d’abord en être conscient
personnellement, car beaucoup d’entre nous en sont vieux, ou sur le point de le
devenir. Et alors, il faut qu’on s demande : Comment vivons-nous notre
troisième saison ? Savons-nous vieillir ?
Cette auto-ausculation nous dévoilera des
conséquences importantes et de nouvelles connaissances. Il faut que nous
fassions participer la personne âgée à cette prise de conscience qui est la
nôtre, pour qu’elle apprenne à accepter son état. Cela lui rendra confiance et
sérénité.
Souvent la personne âgée a peur de ne pas être
aimée ni écoutée. Elle a même peur que certaines de ses idées soient
interprétées comme dégénérations psychiques dues au vieillissement. Elle peut
subir la tristesse de constater que, dans sa vie, il n’y a plus de place pour
les projets et les rêves, mais seulement pour les regrets, le poids des
souvenirs qu’elle broye sans cesse ou mythifie. C’est à nous de la convaincre
que la vieillesse est aussi une saison qui glorifie des valeurs comme celle de
l’amitié, de l’amour et de la sagesse.
La personne âgée dispose de beaucoup de temps
libre car elle est libérée des occupations et de la routine productives. Elle
peut donner beaucoup, au moment où elle croit valoir peu. L’âge de la
vieillesse pourrait vraiment être l’âge des valeurs humaines, plus que des
besoins matériels, mais à condition de se garder jeune d’esprit, et en
acceptant la vie pour ce qu’elle est. Sans fuir en arrière ou en avant. Le pape
Jean XXIII disait à ce propos : « Parfois je vois venir la
tentation de me considérer comme un vieux. Il faut réagir : en dépit des
apparences extérieures, il faut conserver intacte la jeunesse de l’esprit ».
Nous pourrons aider la personne âgée à récupérer
les rôles qui sont les siens, à condition d’être nous-mêmes capables de vivre
notre âge, de vivre avec notre vieillesse.
Si quelqu’un me demandait : « Que dois-je faire pour aider ce
vieux, qui est marginalisé, fragile, affaibli et appauvri ? », je répondrais : « Dis-moi
comment tu vis ou tu a l’intention de vivre ta vieillesse, et je te dirai
comment tu pourras aider ce vieux, qui est ton prochain ».
La première chose à faire, concrètement, est
d’avoir une relation adulte, mûre par rapport à son âge. L’Ordre vit des dons
spirituels et humains de ses membres : sans les jeunes, il n’aurait pas
d’avenir ; sans les membres âgés, il n’aurait pas de guides expérimentés.
C’est pour cela qu’il est souhaitable qu’il y
ait toujours un échange d’idées, d’expérience et de projets entre les
différents générations : en d’autres mots, qu’il y ait toujours une
créativité. Une étude sur les centenaires a mis en évidence d’intéressantes
situations de vitalité psychique. La majorité d’entre eux font des plans précis
pour l’avenir, se consacrent à leur passe-temps favori, ont un sens aigu de
l’humour, un solide appétit et même une bonne résistance physique.
Ils remplissent bien leurs journées
d’occupations et d’activités variées, et ne manifestent, du moins en apparence,
aucune peur de la mort.
Un autre témoignage intéressant est celui d’un
gérontologue anglais, Alex Confort, qui a dit : « C’est probablement
notre perspective culturelle et non le nombre de nos cellules cérébrales, qui
nous induit pendant la vieillesse à la rigidité ou, au contraire, à la
disponibilité et au changement ».
L’activité intellectuelle, la capacité de faire
des projets, l’expression de la créativité personnelle, des occupations
intéressantes et épanouissantes empêchent donc un précoce et brusque déclin
mental. Avec toutes les conséquences que cela comporte sur l’humeur, le goût de
vivre, le rapport avec soi-même et avec son âge, qui sera certainement positif.
La personne âgée dispose de temps pour retrouver
ses sources d’intérêt et en découvrir de nouvelles. Une fois de plus, il faudra
apprécier ces réflexions et ces expériences dans une vision intégralement
humaine, qui ne fait pas abstraction de l’ensemble des valeurs et des
comportements nécessaires pour résoudre le problème de l’identité et du rôle
des personnes âgées. En d’autres mots, les activités récréatives et créatives,
même si elles son importantes et nécessaires, ne peuvent pas être un prétexte
d’évasion, une fuite devant l’ennui et la crise existentielle. Celui qui
proposerait de tels modèles seulement pour remplir le vide du temps qui passe
ne saisirait pas le nœud de la question.
La personne âgée serait la première à se rendre
compte du subterfuge et éprouverait une intime tristesse.
Nous ne devons pas non plus tenter d’impossibles
retours en arrière, quand la personne âgée avait une forte position sociale, ni
croire que la solution est de la réinsérer, coûte que coûte, dans la société
productive.
Cependant, il ne faut pas négliger
« d’employer » son expérience, en lui demandant de collaborer avec
nous pour des interventions, des analyses, des jugements. Elle peut
certainement être utile en contactant d’autres personnes âgées ayant encore
davantage besoin d’aide.
Chaque être âgé est un microcosme, une personne,
un ensemble d’habitudes, de petits rites personnels et quotidiens qui ne sont
solidifiés tout au long d’une existence. Là où c’est possible, nous devons
garantir ces formes personnelles afin d’éliminer l’impression pénible de ne pas
être chez soi, sans les objets familiers avec lesquels on a toujours vécu, et
pour ne pas ressasser avec nostalgie ce dont on est privé.
Nous pouvons le faire en écoutant et bavardant
avec eux, en les découvrant petit à petit ; il faut éviter de les
culpabiliser pour leurs goûts ou attitudes ( souvent on veut qu’ils soient
sérieux, sages, en ordre ; mais eux aussi expérimentent le même éventail
de sentiments et de situations que nous ), ce qui les obligerait peut-être à
assumer une identité de « couverture » pour être acceptés.
C’est en les respectant qu’on pourra aider les
personnes âgées à récupérer leur rôle : nous ne pouvons pas leur imposer
nos idées à tout prix. Et même, avant d’atteindre cet objectif, nous les aurons
aidées à reprendre conscience de leur âge, à vivre sans culpabilité ni remords,
sans se sentir de trop. On pourra peut-être ainsi éviter définitivement ces
situations pénibles de vieillards éternellement assis et déprimés, qui n’ont
rien d’autre à communiquer se ce n’est le récit de leur misères, de leurs
aigreurs et commérages.
Les
familles doivent collaborer
Il sera impossible de redonner à la personne
âgée son rôle, en surmontant le mur de la solitude, si l’on ne parvient pas à
faire participer les familles à cet effort collectif. La famille doit être
prête au dialogue, ne fût-ce que pour nous faire savoir les habitudes, les
intérêts ou autres petits faits importants pour la personne âgée et qu’il nous
est utile de savoir pour mieux pouvoir centrer notre action. La famille doit
être prête pour collaborer et à visiter ses vieux, pour ne pas les isoler des
affections qui demeurent présentes dans leur souvenir. Quelle harmonie
pourrions-nous recréer si la mélancolie domine ?
Une de nos tâches sera donc de sensibiliser les
membres de la famille avec lesquels nous devons être en dialogue, tant pour les
écouter avec intérêt que pour les conseiller.
La richesse de notre charisme se manifeste une
fois de plus. Il s’agit de bien l’exploiter, en étant ouverts aux temps
actuels, sans insister sur de vieilles méthodes qui souvent se limitent à un
paternalisme d’assistance sans plus. Nous devons choisir d’entrer en
communications avec la personne âgée, de la suivre dans ses craintes, ses
défenses, ses échecs, ses espérances, bref, ses possibilités. Ce n’est qu’ainsi
que votre, que notre rôle aura quelques poids. Oh ! Comme j’aimerais voir
nos Frères de Saint Jean de Dieu, jeunes et vieux, discuter non de cas
cliniques mais de cas humains ( et donc aussi cliniques), au sein d’un groupe
de référence, où toutes les opinions se comparent, pour donner au religieux qui
suit une personne âgée toutes les suggestions que la science et le cœur peuvent
mettre à sa disposition ! Comme j’aimerais voir les religieux s’entretenir
avec les membres de la famille de leur hôtes âgés, non pour leur donner des
ordres ni pour réprimander, mais afin d’acquérir des informations utiles pour
assurer une meilleure assistance !
Et enfin j’aimerais voir les Frères de Saint
Jean de Dieu bavarder sans cesse avec la personne âgée, dans une découverte
réciproque d’humanité.
Nos œuvres pour personnes âgées ne seraient pas
des maisons de repos, mais des lieux d’activité, d’étude, de recherche, de
réflexion, de révélation de l’âme humaine et, dans la mesure du possible,
d’activation de toutes les ressources disponibles.
Enfin, je voudrais que, sur son lit de mort, la
personne âgée puisse nous dire « Vous avez fait tout ce qui était
possible, souvent plus que le nécessaire ; parfois vous vous êtes trompés,
parfois vous n’avez pas compris, mais vous avez toujours eu l’oreille attentive
et le cœur ouvert ! »
J’ai bon espoir que cela puisse se réaliser dans
l’avenir.
II
LE MALADE TERMINAL
Un
euphémisme pieux
Nous avons observé précédemment à quel point la
perte du rapport direct avec le malade est bouleversante et comment le travail
d’humanisation au sein de nos structures doit commencer par là. Il ne s’agit
pas tant de récupérer un rapport de type clinique, entre patient et infirmier,
mais plutôt d’un rapport avec l’âme de notre malade : nous devons
récupérer ce noyau complexe d’affection, d’émotivité, d’attitudes de l’esprit
qui entrent en jeu de façon positive quand deux êtres se rencontrent. Cela
dépasse de loin le cadre du rapport qui existe entre un malade anonyme
« numéroté » et un professionnel aseptique chargé de le soigner. Nous
savons aussi q’une telle rencontre requiert et stimule une croissance
spirituelle réciproque. Ce discours devient plus difficile devant un certain
type de malade, le mourrant, qui par un euphémisme pieux, presque exorcisant,
est défini « malade terminal ». on reste songeur, non seulement
devant l’évanouissement de la vie terrestre dans le mystère de la mort et dans
l’espérance de la résurrection future, mais également devant la constatation
amère que notre action est impuissante à intervenir de façon positive à ce moment,
qui est le plus important de l’existence humaine.
Comme chrétiens, nous savons à quel point ce
passage, pour tout homme et pour toute âme, est décisif. Nous savons les
tourments psychiques et les peines que souffre le moribond, à quel point il
manifeste son amour pour la lumière, pour la vie, pour le monde qu’i lest sur
le point de quitter.
Nous savons aussi que se préparer à la mort est
une condition essentielle pour pouvoir affronter sans crainte, sans regrets, ou
sans refus furieux et peccamineux, l’épreuve de ce dernier instant fugitif.
Devant la réalité de la mort, mystère surhumain,
nous ne pouvons que demeurer dans un grand silence pieux, élever nos suffrages
pour l’âme du défunt et nous incliner devant la volonté divine.
Mais auparavant, que pouvons-nous faire ?
Mourir à l’hôpital est de nos jours un fait habituel et très répandu.
Nous rencontrons toujours davantage la mort dans
les différents salles et services. C’est un phénomène auquel il nous faut faire
face, fidèles à notre culture d’hospitalité. Nous limiterons-nous à prier pour
le défunt ou devons nous l’aider de quelque façon à faire sereinement le grand
saut ? Dans ce cas aussi, nous devons faire attention aux comportements
inconscients mais dangereux et erronés, qui estompent la dignité de l’homme.
Un
tabou à éliminer
Pour un chrétien, le problème de la mort doit
être un sujet fondamental aider le mourant à garder sa dignité, sa valeur et
l’accompagner pendant ces derniers moments, qui sont souvent longs, doit être
un de nos devoirs d’assistance et de bonne hospitalité. D’autant plus que la
mort est vue dans une optique faussée.
Il existe deux tendances opposées dans la
société contemporaine : celle qui refuse la mort comme donnée objective de
l’existence humaine ; on l’écarte avec un sentiment de terreur et de
dégoût une autre redécouvre la mort comme un événement inéluctable. Oui, Chers
frères, on redécouvre la mort, comme si elle n’avait pas toujours été présente
dans la pensée, les actions, l’histoire et la civilisation de l’homme.
Mais examinons quelques phénomènes qui soulignent cette première tendance.
L’homme d’aujourd’hui refuse la mort : il
sait qu’elle existe mais il se comporte comme si elle ne devait jamais arriver,
il évite de la considérer comme certaine et prétend ainsi l’éloigner, comme un
rituel exorcisant.
En bref, il refuse même d’y penser. Et
cependant, la mort est devenue un phénomène habituel et quotidien. Pensons
au journal télévisé qui, souvent, nous offre « la mort à la table »,
en direct, au point de nous faire douter de la licéité éthique de spectacles
semblables, que l’on justifie par le « devoir d’informer ». si nous
analysons les comportements les plus habituels, que tout le monde néglige, nous
constatons que la culture même de la vie est basée sur la certitude de la mort.
Supposons un paradoxe : l’immortalité de la vie terrestre. Si c’était
vrai, l’homme n’aurait plus les mêmes comportements, il changerait d’habitudes,
de philosophie existentielle : l’âge de l’apprentissages serait constant
et non relégué à la période de l’enfance, de l’adolescence, de la
jeunesse ; l’angoisse devant le temps qui passe n’existerait pas ; le
temps et la volonté de reconstruire, de changer d’activité, le courage de faire
des options, de changements prévaudraient sur la tendance à la résignation, au
professionnalisme définitif et conservateur.
On verrait la vie dans une perspective
complètement différente, on créerait de nouvelles habitudes, de nouvelles
théories et de nouveaux modes de penser.
Et cependant, précisément parce qu’il s’agit
d’un paradoxe, nous constatons la contradiction flagrante qui existe dans de
refus de la mort. Est-ce seulement la peur qui fait que l’on nie la mort de nos
jours ? Dans le passé, l’homme n’éprouvait-il pas de peur ? Une
explication réside dans le fait que l’image de la mort est en net contraste
avec l’hédonisme, la vitalité juvénile, la beauté stylisée, c’est à dire avec
les modèles de consommation culturelle et économique tant en vogue de nos
jours. On la considère comme inconvenante, comme les actes
physiologiques : le moribond, dans sa dégradation physique, est associé à
des phénomènes déclarés inadmissibles par la civilisation des désodorisants.
On ne sublime plus la mort, on ne la trouve plus
héroïque, comme c’était le cas dans le passé pour les grands personnages de la
littérature, qui aimaient un belle mort, virile, patriotique et digne.
L’anti-héros littéraire contemporain est le bourgeois qui s’adapte aux courants
de la vie, tout en craignant et fuyant la mort. La culture plus noble a revu
les modèles précédents aussi et les a déclarés inadmissibles pour notre
réalité.
La confiance dans la science médicale pousse la
famille à hospitaliser le malade grave. Parfois, même devant la certitude
négative, sans espoir, elle s’accroche au mirage du « miracle
scientifique ». très souvent, certains comportements cachent une
incapacité de soigner, souffrir assister et vivre en promiscuité avec la mort.
Dans certains cas, le malade grave devient un poids insupportable difficile
pour les cyniques, et ainsi on s’en décharge sur autrui, avec l’alibi de lui
offrir une assistance spécialisée qui,
dans la plupart des cas, se révèle modeste et inutile.
L’image
traditionnelle du mourant a changé
Une caractéristique de notre époque est qu’on
meurt de plus en plus rarement dans son lit. On préfère l’hôpital, soit qu’on
ait besoin de soins spécialisés qui requièrent un équipement intransportable à
domicile, soit parce qu’on a perdu l’habitude d’un rapport direct avec la mort
(la vraie, pas celle projetée sur le petit écran, que l’on peut regarder avec
détachement en admirant la prouesse des acteurs qui la simulent).
L’évolution de la famille rend pour ainsi dire
impossible l’accomplissement de certaines tâches d’assistance à domicile. Dans
le passé, les familles nombreuses étaient plus à même de se partager, en le
rendant supportable, le poids d’une longue présence quotidienne auprès d’un
malade alité ; on était d’ailleurs préparé psychologiquement pour un tel
événement.
L’image traditionnelle du mourant a changé.
Souvent, c’est une espèce de monstre, sous perfusion, prisonnier d’un réseau de
tubes en plastique, d’électrodes, de cathéters, de sondes. C’est l’image de
cette civilisation, la représentation iconographique d’un époque d’une époque
qui exprime une réalité de marginalisation totale et de solitude intérieure. Le
temps est révolu où le mourant parlait avec sa famille affligée, mais attentive
à cette voix grave qui recommandait et souvent bénissait.
La mort était un rite de douleur qui avait le
cadre d’une solide espérance. Aujourd’hui, ce cadre à pour ainsi dire
complètement disparu de notre culture. Et cela vaut la peine de s’interroger à
ce propos.
Dans le livre « les méditations
chrétiennes », de Giovanni Vannucci, au chapitre relatif à la
Résurrection, j’ai trouvé une citation intéressante : « je choisis
pour ces considérations ( sur la mort de l’homme ) deux courants de pensée et
d’expérience différents. Je commencerai par un texte hindou du Katha Upannishad
(1000 avant Jésus-Christ)… Nachiketas interroge Yama, le roi des morts, pour
qu’il lui révèle le mystère de la mort, l’immortalité. Yama, réticent, soumet
son interlocuteur à quelques épreuves. Après avoir trouvé que le jeune était
mûr, il lui révèle le secret du « moi » profond et immortel de
l’homme.
En répondant à la question, il affirme que les
hommes se divisent en deux catégories : ceux qui s’identifient avec la
partie physique et vitale de leur être, et ceux qui sont, au contraire, en
communion constante avec leu « moi » et immortel.
Pour les premiers, la mort est un arrêt, un
événement amer et non voulu ; pour les autres, c’est un progrès, un accès
à une vie plus vaste et libre. « le bien suprême est une chose, l’agréable
une autre. Tous deux entraînent l’homme vers une fin différente. Celui qui
adhère au bien atteint une bonne fin ; celui qui choisit l’agréable,
échoue. Le bien et le plaisir se présentent à l’homme, le sage les examine et
les discerne.
Le sage choisit le bien et non l’agréable ;
le sot, l’avide et possessif, préfère le plaisir. Le monde spirituel ne se
manifeste pas à l’homme qui n’est pas mûr ni au sot. Celui qui se leurre à la
vue des richesses affirme que seul ce monde existe, et n’en voit pas d’autres…
L’homme qui se concentre sur ce qui dépasse
l’ouïe, le toucher, la vue, le goût et l’odorat, sur l’indéfectible et
l’éternel, sans commencement ni fin, sur ce qui est plus grand que les choses
grandes, sur ce qui est permanent, échappe à la faux de la mort ».
Pour l’autre courant, le courant hébraïque, je
choisis deux extraits, l’un de l’Ancien Testament, l’autre d’un récit
midrashique. « mieux vaut un chien vivant qu’un lion crevé ; les
vivants savent au moins qu’ils mourront, tandis que les morts ne savent rien,
et il n’y a plus pour eux de salaire, car leur mémoire est oubliée. Leur amour,
leur haine leur jalousie ont désormais péri, et ils n’auront plus jamais aucune
part à ce qui se fait sous le soleil» ( Eccl 9, 4-6 ).
« Hillel dit au jeune
disciple Jacob : « je me sens vieux, et j’ai peur de la mort. Quand
je serai en agonie, prie l’ange de la mort d’avoir pitié de moi ». Jacob
répondit : j’accepte, à condition qu’une fois atteinte l’autre rive, tu
viennes me dire comment les choses s’y passent ». Un mois après la mort,
Hillel apparut à Jacob pour lui dire : « Merci, frère, l’ange de la
mort a été doux avec moi, il m’a effleuré avec la légèreté d’une aile de
papillon. Si tu savait comme Dieu est bon, Jacob ! Il pourrait me demander
n’importe quoi , toutefois s’il exigeait de moi de retourner sur la terre,
je refuserais ». Jacob s’étonna. « Mais l’ange de la mort
n’a-t-il pas été bon avec toi ? n’as-tu pas maintenant la preuve que la
mort est douce ? », « J’en ai la certitude, mais
je ne voudrais pas retourner vivre sur la terre ». « Pourquoi ? » « A cause de l’angoisse de la
mort ».
les deux traditions sont le signe de deux
cultures différentes. Pour l’indouisme, l’angoisse de la mort est le fruit de
l’ignorance : le sage en est exempt, étant conscient de la nature
immortelle du moi. Au contraire, dans l’hébraïsme, la mort, qui est présente
depuis les premières pages de la Genèse jusqu’au écrit sapientiaux, est le
comble de tous les maux …
Cette note caractéristique de la religiosité
hébraïque découle, à mon avis, de son mythe central : la
« Justice ». le Juif est sur la terre pour créer un peuple de justes
qui réalise, dans son milieu propre, la grande justice divine ; le peuple
des justes guidera toutes les autres nations qui se tournent vers la ville
juste, Jérusalem.
C’est de cette création d’un peuple de justes
que découle l’importance très grande conféré à la famille, à la terre, à la vie
et à la révélation hébraïques.
Dans une telle optique, la mort ne peut que
sembler une punition, une amende pour une faute commise, et aussi comme un
échec angoissant pour celui qui ne pouvait voir les enfants de ses enfants ni
bénéficier de toutes ses attentes de justice. L’annonce de la résurrection ne
pouvait avoir lieu que dans l’hébraïsme avec son renversement définitif :
« Celui qui croit en moi à la vie éternelle. Celui qui mange ma chair a la
vie éternelle. Je suis la résurrection et la vie » (Jn 6,53 ; 11,
26).
Et cependant, ces paroles sont souvent restées
lettre morte dans la vie de la chrétienté. Quelques rares saints ont souri à la
mort en l’appelant « sœur » ou « le plus grand sacrement ».
Ce qui a prévalu d’habitude, c’était
l’horreur de la mort …
Aujourd’hui cependant, dans la culture laïque
elle –même, on remarque chez les penseurs les plus avertis une nouvelle
attention à la mort, après de longues années d’indifférence.
Redécouvrir
la mort.
A ce point, mes chers frères, vous me demanderez
la raison de cette longue digression. Elle est simple. Il est important de
redécouvrir la mort, non seulement en fonction de l’au-delà, mais en fonction
du présent. On dit : si tu veux la vie, prépare la mort. Ou bien : on
meurt comme on a vécu. Mais pas selon la logique de l’horreur, ni en suivant le
mécanisme du refus, qui font pressentir et expérimenter de façon dramatique et
angoissante le moment de la séparation. La médicalisation de la mort, quand le
malade devient la proie de la médecine, est une manière de refuser le grand
saut.
C’est pour cela que beaucoup de gens pensent de
nos jours que la mort la meilleure est la mort « subite et à
l’improviste », que l’on craignait tant au Moyen Age. Et même
« après », le défunt ne doit pas avoir l’air d’être mort. Dans les
salons funéraires américains, on l’embellit pour le faire ressembler à lui-même
vivant. « The patient looks lovely now » ( le patient semble bien
maintenant ! ).
Le deuil aussi est refusé : souvent parce
qu la souffrance intérieure venant à manquer, le signe extérieur n’a plus de
sens. On regarde même avec méfiance qui se laisse aller à ses émotions.
Mais il s’agit là de palliatifs, qui ne change
pas le fond de la question.
Il est temps que la mort, qui est une avec la
vie, sorte de la clandestinité. Il est urgent que l’homme retrouve le chemin,
qu’il avait perdu pendant un certain temps, vers une culture de la mort et donc
de vie. Et C’est possible si on suit la route de l’homme. En écoutant tout ce
qui précède, nous voyons surgir un nouveau type de nécessiteux, de
marginal : le malade terminal, nous devons lui garantir attention et
assistance.
Il est vrai que beaucoup de questions surgissent
devant une personne qui n’a pas d’espoir de survie. Avant tout, jusqu’à quel
point faut-il prolonger le traitement thérapeutique ? Peut-on permettre
que cela se transforme en véritable acharnement ? Qui décode de la durée
et des modalités de cette lutte contre la mort ? Quelles interventions
sont légitimes ? Quelles interventions
ne le sont pas ?
Quelle doit être l’attitude du soignant devant
le mourant ? Qui collabore avec lui pendant cette étape ?
En bref, que faut-il faire pour assurer au
mourant le maximum de dignité, le minimum de souffrance, en sauvegardant son
droit à la vie, mais sans s’acharner à lui prodiguer des soins inutilement
douloureux, cependant, sans l’abandonner à lui-même ? Et encore :
comment et quand, s’il le faut, avertir le mourant de son état ? Qui doit
le faire ?
Questions
dramatiques
Nous nous trouvons devant des problèmes
dramatiques.
Beaucoup de médecins et de soignants et hélas,
parfois l’un ou l’autre Frère de Saint Jean de Dieu, ne savent que faire et
finissent pas abandonner à la solitude celui qui est en train d’affronter la
démarche la plus importante de la vie. Nous sommes devant la conséquence
néfaste d’une assistance qui a pour seul objectif la récupération de
l’intégrité et de l’efficacité physiques ; c’est la porte ouverte au refus
de la mort.
Une première raison fondamentale pour se poser
le problème concerne certaines attitudes de plus en plus diffuses et qui
menacent l’homme au nom de l’humanité. Parmi celles-ci, il faut mentionner la
plus sournoise, l’euthanasie, qui s’insinue en douce dans l’hôpital et est
acceptée avec toujours plus de crédit. D’habiles manipulations culturelles,
surtout par les mass média, parviennent à présenter l’euthanasie aux yeux du
public comme la réponse la plus « humanitaire » pour éliminer les
souffrances de celui qui n’a plus d’espérance de guérison ; on élimine
celui qui souffre.
L’ambiguïté de ce faux humanitarisme ne résiste
pas a une analyse attentive. « Très souvent », nous dit le théologien
B. Häring, « les demandes pour une mort charitable ne sont pas une vraie
expression de la volonté de mourir mais camouflent un appel désespéré pour
recevoir plus de soins, plus d’attention, plus de solidarité humaine ».
Ceux qui défendent l’euthanasie la considèrent comme une conquête
humaine ; elle sanctionnerait « le droit de mourir avec
dignité ». Mais, chers frères, la dignité de la mort ne réside certes pas
dans cette conquête-là, mais dans la manière d’affronter la mort.
Ce qui est inhumain, c’est ce lit, ces tubes, ce
corps et cette âme abandonnés à eux-mêmes, cet homme seul avec, pour toute
compagnie, ses pensées, ses angoisses et ses inquiétudes. La vraie réponse
consiste à affronter ce moment de souffrance morale et psychique, mais non à
supprimer celui qui souffre.
Nous savons que la science médicale peut aider à
bien affronter la mort en évitant de réduire l’homme à l’état d’animal en proie
à la souffrance. Le progrès réalisé dans les procédures de réanimation
diminuent ou suppriment la sensibilité corporelle dans ce but.
Cependant, chers frères, il nous faut définir ce
no man’s land, qui sépare les soins et le soulagement des souffrances, de la
cruauté et de l’expérimentation inutiles, autrement dit, de l’acharnement
thérapeutique, fait exclusivement par orgueil scientifique et qui réduit
l’homme à l’état de cobaye.
Il faut reconnaître que l’on peut maintenir une
personne en vie à l’état végétatif s’il n’y a pas de bonnes raisons qui
justifient autres que l’expérimentation. Aujourd’hui, le temps de la mort s’est
à la fois prolongé et subdivisé. Il y a la mort cérébrale, biologique et
cellulaire. Les anciens signes, basés sur l’arrêt cardiaque et respiratoire, ne
suffisent plus. On mesure l’activité cérébrale, on peut activer
artificiellement les pulsions cardiaques, on peut stimuler la respiration.
Le médecin peut, à discrétion, prolonger le
temps de la mort : on ne peut pas éliminer la mort, mais on peut régler la
durée de la fin. Il est possible de retarder le moment fatal en supprimant
aussi la souffrance.
Mais très souvent ce prolongement, au lieu
d’être un moyen scientifique au service de l’homme qui souffre, se transforme
en fin. Et c’est précisément dans cette zone d’ombre et de frontière entre
soins et cruauté, entre droit à la vie et euthanasie, que notre conscience de
religieux doit veiller à ce qu’on respecte la mesure qui soit signe d’humanité
et d’éthique et qui dépasse le cadre des lois prévues par les différents pays.
La mort ne peut être le domaine exclusif du
médecin, de la technique, de l’expérimentation, car elle représente le plus
ancien mystère de l’homme. Et nous, religieux, nous ne pouvons pas nous
exempter d’exercer notre rôle spécifique de missionnaires du salut et de guides
spirituels.
Ne pas abandonner le mourant. Mais arrêtons-nous
à un troisième aspect que j’ai déjà mentionné. Souvent, devant un malade grave,
nous perdons nous-mêmes l’espoir, nous nous sentons inutiles et nous
l’abandonnons, dans l’attente du moment inexorable. Quelle étroite vision de la
vie et de la mort, quelle accoutumance à un rôle de techniciens que d’oublier
que le terme santé signifie également « salut », c’est-à-dire vie de
l’âme !
C’est pour cela qu’aujourd’hui l’hôpital est
devenu le lieu de la mort solitaire. Un cœur qui s’arrête ne fait pas de bruit
et, cependant, il devrait éveiller un vibrant écho en nous. La mort, comme la
vie, n’est pas un acte exclusivement individuel. Celle des autres nous touche
de près.
C’est à nous, dans la mesure de nos limites
humaines, incapables de changer les destins, d’éliminer cet aspect
« sauvage » de l’image de la mort solitaire avec des tubes de
plastique, qui fait revivre d’une façon éclatante cette horreur antique devant
le cadavre putréfié, abandonné dans la campagne.
Sinon, quelle civilisation serait la nôtre, où
l’on change les formes de l’horreur, mais non sa substance ?
Au cours d’un récent congrès de médecins
catholiques à Rome, on a discuté des problèmes de la souffrance, de la
vieillesse, de l’euthanasie. Thèmes fondamentaux qui requièrent un cadre
philosophique général pour amorcer une critique sérieuse de notre modèle de
civilisation et pour aborder une culture et des attitudes nouvelles dans ce
secteur.
Pendant ce progrès, un professeur a déclaré
textuellement : « Un nouvel engagement dans l’assistance aux mourants
est nécessaire. Il faut intensifier une présence auprès du malade, étant donné
que c’est le mourant qui a quelque chose à nous enseigner, car il vit une
expérience que les autres ignorent. Il faut prévoir une préparation qui doit
être surtout humaine. Un médecin ou un infirmier ne pourront assister un
mourant, avec un visage serein et avec équilibre si, dans leur propre
conscience, ils n’ont pas intégré une vision de la vie et de la mort c’est-à-dire s’il n’ont pas trouvé une
réponse personnelle aux problèmes essentiels de la vie humaine ».
Chers frères, quelle leçon ne nous donne pas ce
laïc ! Nous, parfois bloqués par nos peurs plus que par nos engagements,
affaiblis par nos fantasmes d’impuissance, sommes devancés par des laïcs aux
suggestions riches de valeur, qui devraient être les nôtres et que nous n’avons
pas été capables d’intégrer dans la richesse de notre charisme.
Je disais auparavant que « la dignité de la
mort » réside également dans la manière sereine de l’affronter, en ce
moment ( long ou bref, conscient ou semi-conscient ) d’oubli de l’esprit avant
le trépas définitif.
Mais les problèmes surgissent avant le moment
final : à partir du moment ou l’évolution du mal fait prévoir un
aboutissement certain et funeste. C’est pendant cette phase que la volonté
rationnelle appliquée à la méthodologie scientifique entre en crise en nous
faisant désespérer et en nous poussant à renoncer à tout type d’aide. Mais
nous, nous savons que là où s’arrêtent la connaissance et la science, il reste
encore l’espace pour la force supérieure de l’Esprit.
Dans la phrase « terminale », le
malade doit résoudre des énigmes très délicates, il est tourmenté par des
doutes angoissants, secoué par quelque vague espoir, et détruit par sa déchéance.
Il est envahi par la peur, alors qu’il se retrouve seul avec lui-même,
conscient de son unicité. Pendant les moments de lucidité, il revoit sa vie
comme dans un film, avec le risque de s’anéantir définitivement dans ce
cauchemar, submergé par le sentiment de culpabilité, de regrets, de rancœurs,
d’un attachement désespéré à la vie, du besoin, resté sans réponse, de
communication et d’affection. De délicats mécanismes psychologiques se
déclenchent en lui, et il faut savoir les reconnaître et les dominer. Et par
conséquent, il est indispensable de pouvoir compter sur la collaboration de
psychologues experts, parce que souvent la culture personnelle ne suffit pas.
Le mourant est nécessiteux plus que quiconque ; c’est un malade
« difficile », qui exige beaucoup de temps et d’attentions. Ce n’est
que rarement qu’il parvient seul à une acceptation et à une plus grande
sérénité ; il a besoin de l’aide de tous ceux qui l’assistent et de celle
de sa famille. Sans entrer dans le débat sur la nécessité de révéler ou non son
état au malade grave, il est prouvé que quiconque se trouve dans une situation
semblable la devine au-delà des mots.
Il faut donc l’assister en faisant attention aux
détails. Les discours sont inutiles. Ce qui sert, c’est une présence affectueuse.
Le malade doit sentir qu’il ne sera pas seul pour affronter ce moment. Il
suffit de lui tenir la main. Ce contact poignant l’ancre à la vie, lui donne la
sécurité d’une protection, presque maternelle, et lui permet de dire les choses
qui, pour lui, sont urgentes et importantes, peut-être ses derniers mots.
Obtenir
la participation de la famille
Mais pour pouvoir vraiment l’aider, il faut la
participation de la famille. Avant toute chose, il n’est pas juste que ce soit
à la famille de décider seule s’il faut et comment, informer le malade de son
état. Il est toujours opportun que les médecins qui s’occupent du patient
rencontrent ses proches, pour un échange d’informations, concernant également
la psychologie du malade, afin de décider ensemble la manière de procéder.
La famille peut nous donner des informations
précieuses sur l’histoire personnelle du malade, qui nous permettent de mieux
le comprendre.
Parfois son attachement à la vie est dicté par
une noble préoccupation pour le sort de ceux qui restent. Il a peut-être
l’intention de confier ses ultimes recommandations aux membres de sa famille,
de préciser l’un ou l’autre point du passé, d’éliminer son sentiment de
culpabilité. Nous devons favoriser ces derniers moments de communication qui,
dans le passé, faisaient partie du rituel de la mort : le malade avait sa
famille réunie autour de son lit, et il conversait avec elle, dans son climat
de chaleureuse sérénité et d’acceptation ; il laissait ses dernières
volontés, divisait l’héritage. Les assistants se sentaient investis d’un
charisme. Il n’est pas impossible de redonner vérité, réconfort, amour et
acceptation chrétienne à ces âmes qui se préparent à l’ultime démarche. Dans
tout cela, il y a enrichissement réciproque car le mourant nous aide aussi.
Nous apprenons de lui des sensations qui nous ignorions en restant à ces côtés,
également attentifs aux proches du malade, qui vivent des moments d’inquiétude,
de tensions. Souvent, ils se consument dans le doute et l’angoisse par manque
de nouvelles et aussi parce que les médecins, pour des raisons
professionnelles, sont parfois évasifs et utilisent un langage excessivement
technique en présentant un diagnostic ou un pronostic. Si nous comprenons mieux
les exigences de la famille, qui sont dictées très souvent par une
préoccupation affectueuse, nous pourrons contribuer à créer un climat de
coopération mutuelle, de confiance et de sincérité chaleureuse pour le bien du
malade.
Il faudrait accorder un temps de visite
suffisamment long au proches, pour que celle-ci ne semble pas trop aseptique ni
dépersonnalisée, surtout en réanimation, en étudiant en même temps les moyens
appropriés pour garantir le respect des normes hygiéniques. Nous devons unir à
la prière pour l’âme, qui est un devoir pour tous les religieux, un sens
profond de pitié chrétienne, qui jaillit du cœur. Notre sensibilité nous
guidera dans cette tâche difficile d’être une épaule sur laquelle on peut
pleurer, une force sur laquelle on peut compter.
Notre exemple est plus convaincant que mille
paroles pour retrouver un chemin spirituel. De cette façon, nous développons un
modèle et une technique de l’échec de la médecine devant la mort. Le moment
crucial pour les proches est l’imminence du décès de l’être cher. Essayons
d’imaginer la douleur, la confusion, la fatigue psychique de ces personnes,
souvent tourmentées par un sentiment de culpabilité parce qu’elles voudraient
ne pas assister au moment fatal. Notre présence à leur côtés est plus que
jamais précieuse et réconfortante.
On peut dire la même chose pour les proches des
malades qui sont hospitalisés d’urgence et qui sont brusquement passés d’un
état de santé à la maladie, pour des raisons cardiovasculaires, cérébrales,
traumatico-accidentelles. La préoccupation des proches pour l’être cher est
également forte, même si le pronostic n’est pas fatal.
Je n’ai pas présenté des objectifs impossibles.
Je suis certain qu’en suivant la voie qui, plus que jamais, est la nôtre, la
mort à l’hôpital pourra vraiment devenir, pour le malade grave, le seul lieu où
une assistance continue, méthodique lui est garantie, avec des moyens
introuvables ailleurs ; il deviendra également un lieu d’assistance
intégrale, qui éloigne les spectres inquiétants de la solitude et de l’horreur,
en laissant un espace à la résignation humaine et à l’espérance chrétienne. Je
voudrais, dès à présent, vous inviter à étudier des moyens et des formules, à
imaginer et préparer, avec les médecins et les infirmiers, une redécouverte
profonde du sens de la vie et de la mort.
Je suis convaincu que, sur la base de quelques
merveilleuses expériences déjà en cours, commence celle du « Royal
Hospital » de Montréal, de certaines fondations, parmi lesquelles une
fondation italienne, un énorme horizon s’ouvre au Frère de Saint Jean de Dieu
désireux de s’engager d’une façon nouvelle pour accompagner les mourants. Ce
n’est pas seulement un devoir précis, lié à notre vocation hospitalière, mais
également une condition « sine qua non » pour l’évolution de notre
Ordre et pour procurer un service digne à l’Eglise.
III
LES DROGUES
Le
cancer des jeunes
On a souvent,
peut-être trop, comparé le problème de la drogue et de la toxicomanie à un
cancer qui se répand avec toutes ses métastases sur la civilisation
occidentale. Mais c’est certainement l’image la plus efficace pour mettre en
lumière ce nouveau « mal » de la société, qui frappe surtout les
jeunes. Tenter une analyse exhaustive du problème de la drogue est une
entreprise difficile, mais il est néanmoins indispensable d’en présenter une
description sommaire. La gravité et l’extension du phénomène sont évidents,
sans même prendre en considération les statistiques qui, en soi déjà,
comportent une tragique évidence.
L’Organisation Mondiale de la Santé affirme que
plus de 4.000.000 de personnes aux
Etats-Unis ont eu recours à différents types de drogues. Mais ce phénomène
devient effrayant quand on l’examine dans ses pourcentages relatifs. Le Federal
Bureau of Narcotics affirme qu’un jeune sur cinq se drogue et que, de toute
façon, 40 % des élèves du deuxième cycle du secondaire en ont pris au moins une
fois, et ce chiffre s’élève jusqu’à 60 % pour les universitaires.
Ce n’est pas parce qu’on prend de la drogue
qu’on devient un toxicomane, mais la réalité précise : plus de 50 % des
drogués reconnus ont entre 20 et 30 ans, et le pourcentage de drogués d’un âge
inférieur augmente. Leur extraction sociale est une indication : 52 % de
noirs ; 6 % de Mexicains ; 13 % de Portoricains ; d’autres mots,
la plupart appartiennent à des groupes ethniques socialement marginaux.
Observons ce même phénomène en Europe : on
constate qu’il a atteint des dimensions alarmantes aux Pays Bas, au Danemark,
en Grande-Bretagne, Allemagne, France ; pour ce qui concerne l’Italie, on
note qu’il ne se limite plus aux grandes villes du Nord, mais a atteint les
principaux centres du Sud et même de petites villes moins importantes, mais où
les chômeurs sont en grand nombre.
Qui est
un drogué ?
Pour éviter toute confusion, nous définissons
comme drogué celui qui se trouve dans un état d’intoxication périodique ou
chronique, dû à l’usage habituel et continu, avec syndromes d’abstinence, de
stupéfiants naturels ou synthétiques, mettant en danger le « status »
psycho-organique du sujet et lésant de vastes secteurs de la personnalité. La
morphine, l’héroïne, la cocaïne, le L.S.D. mais également le métadone, les
barbituriques et les soi-disant « drogues légères », dont la
marijuana, sont les principaux stupéfiants généralement définis comme hallucinogènes.
Les réactions sont différentes d’une drogue à l’autre et de sujet à sujet. Les
caractéristiques dominantes sont la somnolence, la difficulté d’élocution,
dépression du système nerveux central, états de béatitude, d’excitation,
d’hyperactivité, sensation d’un prolongement du temps psychique, euphorie,
hallucinations. Réactions qui, dans tous les cas, présentent un danger pour
soi-même et pour autrui. Pour soi-même,
car la perception altérée ou réduite de la réalité constitue un facteur
de risque évident pour sa propre sécurité ; en outre, l’abus de drogues
provoque une dévastation organique et un déclin physique qui peut conduire à
« l’overdose » fatale, c’est à dire à un collapsus et une
insuffisance respiratoire souvent mortels.
On peut affirmer avec certitude que les drogués
présentent une pathologie considérable de maladies chroniques, d’hépatites,
d’atteintes irréparables de certains organes, avec l’apparition de nouvelles
maladies comme le S.I.D.A. Il faudrait ajouter d’autres problèmes encore :
le risque de la drogue « coupée » d’autres substances nocives, par
exemple, ou la négligence de toute hygiène par les héroïnomanes. Mais notre
discours deviendrait trop long et complexe. Il faut aussi mentionner,
cependant, le danger que le problème de la drogue représente pour la société.
Il est aisé de comprendre comment un état hallucinogène, des perceptions
altérées, l’exaltation psychique, la perte du tout frein inhibiteur, l’absence
d’un sentiment de culpabilité ou de pudeur produisent une personnalité altérée,
une espèce de « molécule affolée » de la collectivité. Les
conséquences sont bien connues : la toxicomanie engendre des besoins
économiques pour l’achat des stupéfiants. Ce besoin s’additionne à des milliers
de phénomènes de délinquance, du petit vol avec effraction aux agressions
violentes, mais pour peu d’argent. Ces différents éléments ont fait augmenter
le pourcentage des crimes et créent un état d’insécurité totale car le drogué
est poussé à frapper quiconque, sans aucune discrimination. Le critère selon
lequel le délinquant commun n’agit pas quand le jeu n’en vaut pas la chandelle
n’est plus du tout vrai dans le cas d’un drogué.
Je n’ai pas du tout l’intention de transformer
le drogué en un criminel, loin de là ; mais il faut reconnaître certaines
situations sans avoir recours à des euphémismes. Nous ne pouvons pas ignorer
certains symptômes de barbarie qui sont en train de se faire jour, assez
cyniquement, dans certains discours : on réclame une interventions
publique ou privée « énergique » pour assainir la situation, sous
prétexte de protéger la société contre ce danger.
Facteurs
et causes.
Si nous attirons votre attention sur ce
phénomène, c’est pour en indiquer la
misère, pour en rechercher les causes et en voir la victime : le
consommateur de drogue. Il est évident que demander une sécurité pour la
société correspond à un facteur de dignité civile, de justice, mais cela ne
peut pas être le point de départ pour résoudre le problème. La toxicomanie est
un problème de l’homme, lié à des dynamismes sociales, psychologiques,
culturelles bien précises, de même qu’à des carences spirituelles. Si on ne se
situe pas dans cette optique, on pourra difficilement élaborer un programme
d’intervention thérapeutique acceptable. Pensons seulement à la quantité de
facteurs qui influencent les options personnelles : les éléments
psychologiques individuels, la vie de relation avec la famille, les amis, la
collectivité, la situation sociale, la position culturelle. Pensons également à
la responsabilité énorme de ces modèles culturels qui, au cours de la dernière
décennie, ont proposé la drogue comme un moment de liberté,
d’alternative ; modèles matérialistes et consuméristes, caractérisés par
la chute de certaines idéologies et, pour ainsi dire, dépassées, et qui
expliquent la tendance actuelle à l’arrivisme, au succès qu’il faut atteindre à
n’importe quel prix. Le panorama spirituel de notre époque nous semble plus
aride, appauvri de valeurs éthiques sans qu’émergent des alternatives
suffisamment structurées. Et c’est dans un tel vide que s’insèrent ces
mauvaises tendances. La difficulté d’intervenir à temps s’explique par la
rapidité et la complexité des mutations économiques, sociales, technologiques
et culturelles dans un monde où les valeurs elles-mêmes semblent devenir un
objet de consommation. La drogue y trouve sa place, en se présentant comme
« fille de son temps » et à un double titre : comme réponse
trompeuse à des situations de malaise, donc comme moyen de fuite vers le
bonheur et comme proposition de « valeur alternative », c’est à dire
un autre mode de vie qui n’accepte pas celui du commun des mortels.
Il faut encore ajouter à ce cadre centaines
contradictions pénibles de la politique extérieure ou intérieure des nations à
propos des grandes valeurs comme la paix, la liberté et la justice, qu’elles
n’affirment pas avec décision, de même que le cauchemar aberrant du conflit
nucléaire. Il en découle une forme de pessimisme existentiel, qui pousse à
vouloir tout en tout de suite, à consommer rapidement tout type d’émotion. Il
en dérive aussi un culte pour la jeunesse, qui éveille des attentes injustes
chez les jeunes, comme le mythe de l’ivresse et du bonheur. Ces deux
conséquences ne sont certes pas étrangères à la diffusion de la drogue, car
elles ont privé l’homme de certitudes valides, de la sécurité d’un modèle
juste, et éliminé des horizons humains la foi et les idéaux dans lesquels
croire et espérer.
Notre société, c’est à dire nous tous,
conscients et responsables de certaines erreurs que nous-mêmes reproposons,
nous pousse à surmonter ces incertitudes et ces angoisses par des
psycholeptique. On se targue d’obtenir par des pilules énergétiques le bonheur,
l’épanouissement et le succès ; on enseigne à vaincre l’angoisse par
l’alcool, selon la stratégie d’une productivité non soumise aux besoins humains
mais qui vise à imposer des besoins faux, négatifs et aliénants. N’est-il pas
vrai que les forces socio-économiques s’adressent aujourd’hui aux jeunes ( et
même aux enfants ) comme sujets à conquérir en vue de la consommation, qui a
pour premier objectif le profit et non l’éducation ?
Carence
de protections pour les jeunes
Et c’est le jeune en formation qui est le plus
exposé à toutes ces embûches. Au moment où il commence à explorer
personnellement le monde, à se faire une échelle des valeurs, à comparer ce
qu’il voudrait avec ce qu’il trouve, et en plein processus de socialisation, le
jeune n’est pas encore capable de choix raisonnés. Pendant cette phase de la
structuration de la personnalité, il est ouvert aux nouveautés , il est
curieux, cherche le contact avec les autres, pour se connaître et connaître,
pour se mettre à l’épreuve et également pour définir son identité. C’est pour
cela qu’il peut facilement être séduit par les modèles aberrants. Au bout de sa
route, il peut même rencontrer le trafiquant en quête de nouveaux clients.
Ses défenses seraient certes plus solides s’il
pouvait compter sur une famille qui le guide, l’informe, l’aime et lui sert de
refuge quand il est en difficulté. Mais nous avons déjà vu à quel point la
famille à évolué en passant d’une culture paysanne à une culture industrielle
et technologique. Dans la première, la transmission des valeurs se faisait de
père en fils : c’était lent mais sûr. Le père, dépositaire du savoir,
enseignait au fils les choses du monde et de la nature. Aujourd’hui, la figure
paternelle a perdu ce prestige culturel, son autorité de guide. Les
connaissances sont si vastes, rapides et changeantes qu’elles empêchent
l’assimilation du savoir paternel. D’ailleurs, très souvent, les enfants ont
une préparation scolaire supérieure à celle de leur père qui, eu égard ) la
rapidité des mutations, demeurera étranger aux phénomènes typiques de la
jeunesse, et les enfants ne voient plus en lui un interlocuteur digne de
confiance et « préparé ». En outre, une forme de transmission des
connaissances qui a lieu en dehors du cadre familial est toujours plus efficace
( et aussi manipulante ). Il y a les mass média, qui proposent sans cesse des
modèles culturels assez insidieux pour la psyché des jeunes, surtout par
truchement de la publicité. Pour ne rien dire du rôle négatif de certains
parents au sein même de la famille, qui est entrée en crise comme cellule de
base de la société. C’est très souvent les parents eux-mêmes qui reproposent
aux enfants, sans faire preuve d’aucun sans critique, ces modèles de
comportements et de succès. Les jeunes ne sont pas heureux dans une famille qui
est sans cesse menacée de séparation, de chômage, de revenus inférieurs à la
moyenne, c’est à dire de facteurs qui créent un sentiment de marginalisation et
de frustration à la revanche, le pas est rapide. Et alors, le jeune
« fruit » : dans les rues, sur les places, il se joint à des
groupes pour trouver ce qui lui manque. Et c’est là qu’il se heurte à la
dernière embûche, le réseau d’un vaste marché où agissent des gens privé de
tout scrupule, avec des liaisons internationales, un marché dont les
trafiquants du coin n’est qu’un « terminal ». le drogué potentiel,
sans solides liens familiaux, sans certitudes morales, influencé par le
comportement des jeunes de son âge, du « groupe », fait son premier
choix d’évasion, pour essayer, ou ne fût que pour être accepté. La drogue est
arrivée aux portes des écoles secondaires du 1er cycle, ce qui
accroît de façon notoire le danger pour la société.
Le toxicomane, avec une santé physique et
psychique déficiente, manquant d’amour, de compréhension, de connaissances,
mais surtout de liberté, fait partie de la catégorie des nouveaux
nécessiteux : il est emprisonné dans son âme elle-même. C’est pour cela
qu’il n’est pas étonnant de voir l’apparition de communautés thérapeutiques
d’inspiration chrétienne qui, avec grand dévouement et compétence, affrontent
surtout la dimension personnelle, non pas la dépendance psychologique. Malgré
les expressions apparentes de « liberté » affichées par le drogué, il
se sent esclave au point de ne plus croire même à la possibilité de guérison.
Un
champ d’action ouvert aux Frères
de
saint Jean de Dieu
Ce sujet exigerait bien d’autres
approfondissements, mais je m’arrête ici pour l’instant. J’ai fait cette
réflexion, car je suis persuadé que le Frère de Sait Jean de Dieu possède,
au niveau religieux et professionnel, la possibilité d’approcher le problème
d’une façon adéquate, en développant son rôle de guide, d’animateur, et en
collaborant avec d’autres initiatives, sans jamais perdre de vue le problème
humain. Mes chers frères, comme je vous l’ai promis, je n’ai pas l’intention de
vous donner des ordres avec ce document, mais de vous proposer des réflexions
utiles pour découvrir l’énorme éventail de nos possibilités, que nous avons
déjà développées en partie mais auxquelles nous pouvons trouver d’autres
applications à notre époque. J’en ai mentionné trois, qui me semblent plus
directement à notre portée et que nous ne pouvons affronter q’après avoir fait
un examen attentif de nos situations spécifiques, après avoir individualisé les
nécessiteux d’aujourd’hui.
Mon objectif principal, je le répète, est celui
de nous encourager à méditer, à sortir des schèmes étroits qui nous empêchent
de changer, comme notre charisme et nos Constitutions l’exigent. Je voulais
inviter chacun d’entre nous à sortir de notre toxicodépendance de la routine,
de nos aises, de la sécurité, des regrets, des paresses, des habitudes des
peurs, pour entrer dans le domaine de la créativité afin de répondre aux
besoins de l’homme contemporains avec efficacité.
En effet, notre identité ne se construit pas sur
la conservation sans critique du passé mais sur l’attention au présent et à
l’avenir, sur la disponibilité de tous à assumer les gestes, les rôles, les
initiatives que les temps actuels exigent, dans une fidélité indéfectible à
l’Evangile et à notre saint Fondateur.