Humanisation

Document de Frère Pierluigi Marchesi sur l'humanisation de notre vie et de nos oeuvres

Chapitre I

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation et motivation

du document

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frères très chers,

 

C’est le sentiment d’accomplir un devoir et de répondre à votre attente qui m’a persuadé de vous adresser le message que voici ; ma tâche a été allégée par la confiance d’être parfaitement compris par vous.

 

C’est le moment de renouveler, tous ensemble, notre espérance d’être éclairés par l’Esprit du Seigneur : puisse-t-il nous aider à discerner la meilleure façon de poursuivre notre témoignage dans la fidélité à notre vocation particulière, dociles aux appels du Concile et attentifs aux signes des temps !

 

Voici donc, mes Frères, quelques réflexions depuis longtemps mûries dans mon esprit à propos de la question issue de notre Chapitre Extraordinaire : « Comment humaniser notre existence et nos œuvres ? » la faveur avec laquelle ce thème a été repris par la suite et débattu dans bien des rencontres et dans les Chapitre Provinciaux témoigne de l’intérêt universel et urgent de cette perspective, qui répond à notre désir commun d’une rénovation religieuse, pour chacun d’entre nous comme pour l’ordre, dans l’Esprit de notre Fondateur et conformément à nos Règles et Constitutions.

 

L’importance de ce thème – l’humanisation de notre existence et de nos œuvres – est en effet si grande que la négligence à son égard irait à l’encontre de notre charisme même de serviteurs de l’hospitalité. D’où notre volonté unanime de « nous renouveler pour humaniser » : dans la certitude que, si nous y parvenons, nous bénéficierons davantage des grâces de Dieu, que nous accomplirons avec plus de joie notre lourde tâche, que nous toucherons davantage nos frères souffrants que le Seigneur Lui-même confie chaque jour à nos soins.

 

Cela pourrait sembler superflu de rappeler à des personnes consacrées dans notre vocation de religieux hospitaliers leur engagement devant Dieu et devant les hommes : celui d’être au service des nécessiteux, des malades et des pauvres, à l’exemple du Fondateur. Mais personne d’entre nous n’ignore – et nos rencontres le confirment – que, même dans les situations les plus satisfaisantes sur le plan des structures et des techniques, nos œuvres ne s’avèrent pas toujours conformes aux attentes de ceux qui recourent à nous dan leurs nécessités.

 

 Si donc nos œuvres n’avaient négligé aucun effort pour accueillir l’homme de notre société actuelle – ce difficile malade du temps présent, autrement dit l’homme dans toutes ses dimensions – inutiles seraient mes réflexions. Or mon expérience du Père Général, confirmée par la vôtre, me permet de dire que, partout dans le monde, le malade risque non seulement d’être traité de manière inhumaine quand il doit recourir à une structures aussi complexe que l’hôpital, mais que dans nos hôpitaux mêmes , il risque de ne pas être au centre de nos attentions.

 

Inutile ici sans doute d’étudier l’évolution qui, depuis une vingtaine d’années, a affecté le monde de l’assistance, au sens général, et le milieu hospitalier en particulier. Il est possible que nous ayons vécu cette évolution avec indifférence ou sans réaction, un peu aveugles aux transformations de l’homme, quittes à nous de défendre au cas seulement où elles nous atteignaient, mais subornés par les perturbations professionnels qui sévissent à toute époque de l’évolution socio-politique et en tout milieu social.

 

Un hôpital qui soigne et guérit le malade mais sans s’occuper de la personne risque, à mon sens, d’être un Hôpital inhumain et déshumanisant, au sens le plus large du terme. Serait-il vrai que les innombrables exigences de l’action nous écartent du but essentiel de l’Hôpital : secourir avant tout un homme qui souffre ?

 

Or si consacrés que nous sommes, pour la vie, au services de l’homme qui souffre, nous pouvons nous avouer insatisfaits de notre manière de vivre notre Charisme, ne nous étonnons pas que le Prieur Général – fort de cette insatisfaction, exprimée en public comme en privé, par des jeunes et des anciens – tienne à exprimer clairement ses pensées et ses suggestions à ses confrères qui partagent son inquiétude sur notre vocation et qui regrettent avec lui de participer, à leur insu ou non, à un processus de déshumanisation, soit de l’Hôpital, soit de l’assistance en général.

 

Certes, grâce à Dieu, il y a, dans l’Ordre, des Œuvres qui ont abordé le problème : bien des réalités témoignent heureusement d’une action qui vise le respect absolu de la dignité de l’homme.

 

Et chez nous, bien des hommes nous permettent d’envisager l’espoir d’un avenir meilleur. On constate enfin des orientations courageuses, des dévouement, des appels.

 

Mais d’après l’expérience des Chapitres Provinciaux, bien des voix s’élèvent et bien de questions se posent concernant notre style de vie religieuse dans le monde de la santé, auquel notre vocation nous a entièrement consacrés : cœur, intelligence, action, sacrifice.

 

A ces questions, que puis-je répondre en tant que Père Général ?

Faudrait-il me taire ? Me contenter d’une vague exhortation à faire mieux ?

Mais vous n’ignorez pas l’inutilité actuelle des discours « généraux » et plus encore des appels à la morale.

Ce que l’Evangile nous présente avant tout, c’est l’image de la cognée prête à s’abattre sur la racine de l’arbre. On ne récolte pas, dit-il,  des raisins sur les épines, pas plus que des figues sur les ronces. Alors, chers Frères, je n’ai guère le goût de vous suggérer ( ou plutôt de nous suggérer, car nous sommes tous solidaires de la situation ) des conseils « faciles » ; ni de vous proposer des expériences précipitées sous la séduction de la mode. Bien au contraire, dès ces premiers lignes, je me permets de nous déclarer avec franchise le principe suivant : s’impose à nous un changement radical de notre existence si nous voulons transformer nos œuvres en communautés qui soient véritablement le signe du salut inauguré par le Christ.

 

A Sao Paulo, au Brésil, le pape Jean Paul II, dans son discours à des représentants des religieux, a rappelé que la vie consacrée ne se situe pas dans l’Eglise au plan des structures mais dans le courant des charismes. « La raison première pour un chrétien d’embrasser la vie religieuse n’est pas d’assumer dans l’Eglise un emploi, une fonction, une tâche… »

 

Ces paroles nous placent clairement devant l’option suivante : ou bien s’engager dans la vie religieuse comme dans une profession, « n métier », ou bien en faire un message permanent de joie, une « Bonne Nouvelle », par notre style de vie et notre service.

 

En entrant en religion, notre intention aurait-t-elle été de nous procurer un poste, un emploi, une profession, un savoir, un pouvoir ? Si tel était le cas pour l’un ou l’autre ( Dieu ne le veuille ! ), il faudrait peser avec soin l’alternative suivante : ou bien jeter le froc ou bien retrouver la raison première de notre condition religieuse, et cela après avoir carrément tourné le dos à notre désir secret d’une charge plus élevée, de privilèges plus marquants ou de sordides avantages matériels. Or, c’est dans une tout autre direction que nous introduit le projet de « nous humaniser », qui constitue le thème de ce rapport.

 

Il s’agit de bien autre chose q’un thème aujourd’hui à la mode ( sous cet aspect, non seulement il n’a aucun intérêt mais il présente pour nous la tentation d’une nouvelle équivoque : car rien n’est finalement plus grave que les adaptations ou modernisations illusoires ) ; pour nous, l’idéal d’ »humanisation » n’a rien d’une idéologie ni d’une philosophie, mais il concerne la redécouverte de notre alliance qui risque de se rompre d’autant plus que nous avons peut-être rompu la nôtre avec Dieu.

 

Nous qui croyons au mystère, qui croyons en Dieu dans la vie, et non par adhésion conformiste et ritualiste, nous devons reconnaître que notre service du prochain par amour provient de la totalité de notre christianisme. Or, selon notre Fondateur, notre prochain s’identifie avant tout et a priori avec les hommes qui souffrent. Et par conséquent, notre existence en reçoit une orientation original et précise à partir du moment où nous avons décider d’embrasser la  vie religieuse des Frères de saint Jean de Dieu.

 

Or, il est bien évident que la fidélité à cette orientation ne va pas de soi et qu’en cas de perte, même partielle, elle ne se retrouve pas facilement. Mais c’est pourtant la seule voie possible pour nous. Et bien, c’est précisément cette reconquête, ces retrouvailles d’un lien organique entre nous et le malade que j’appelle « humanisation » : c’est un lien « du sang », découlant de l’hérédité même, qui nous fait solidaires de Dieu, de la communauté des hommes et du monde où nous vivons. Dans la mesure où nous en sommes les membres vivants, l’Eglise nous encourage à faire en sorte que nos œuvres et activités « continuent à se révéler comme des lieux privilégiés d’évangélisation, à être des témoignages de charité authentique et de promotion humaine » ( allocution du pape aux religieux brésiliens ).

 

C’est Dieu d’abord, c’est l’Eglise ensuite, qui nous ont confié la tâche d’assister les malades ; or il s’agit de choisir entre assister par simple devoir ou assister par amour, c’est à dire avec le désir d’incarner cet amour toutes les fois que nous le pouvons ; ou bien le désir et même la folie d’entrer en communion de pensée, de cœur et d’esprit avec d’autres personnes qui sont nos frères, ou bien parce que, tôt ou tard, des lois nous imposeront d’être plus humains avec le malade.

 

C’est donc jusqu’à l’angoisse qu’il faut nous interroger sur ce qui nous anime : si c’est bien la conscience que le besoin fondateur de l’homme n’est pas seulement d’ordre matériel, mais avant tout d’être reconnu selon sa dignité de personne, donc d’avoir droit à l’attention, aux égards et à l’amour – indépendamment de toutes différences de culture, d’institutions, de classe sociale, de religion, de race, etc. – Ou bien si nous sommes animés par le désir d’être admirés pour notre bonté, pis encre, par le désir secret de maintenir en état de dépendance un être plus faibles que nous.

 

A nous donc de décider, non pas s’il y a lieu de rester dans telle ou telle œuvre ( faux problème ordinairement, car partout où il y a un homme qui souffre se pressent des besoins impossibles à satisfaire par des solutions économique ou techniques ) ; à nous de choisir plutôt entre témoigner la Bonne Nouvelle avec joie par une vie et une activité à l’avenant, ou bien, carrément, abandonner l’Ordre religieux auquel nous appartenons, parce que nous constatons le dessèchement de notre cœur et l’instinction de l’élan qui nous avait jadis poussés au service du pauvre. A moins que – c’est mon espoir, ma certitude même – tout enseveli qu’il es sous la cuirasse du conformisme et des craintes, il ne continue à battre. Il s’agirait alors de le dégager, de l’aider à reprendre son rythme, afin de donner et de recevoir l’amour dont nous avions perdu la pratique mais non pas la mémoire no le profond désir.

 

Frères très chers, vous le voyez, le thème que je propose à votre méditation nous concerne entièrement et directement, en tant qu’individus et en tant que communauté. C’est moi-même qu’il concerne d’abord, en tant qu’investi actuellement de la mission et de la responsabilité de résorber l’écart, dans notre Ordre, entre la réalité et l’idéal. Et cela ne me console en rien de savoir que d’autres Ordres religieux éprouvent des difficultés analogues pour la réalisation de leurs charismes spécifiques. Cela me pousse plutôt vers un engagement plus sérieux et une approche plus sereine.

 

Comme je l’ai dit, l’inspiration de rédiger ces notes m’est venue au cours du Chapitre Extraordinaire, mais également d’entretiens avec plusieurs d’entre vous, avec des laïcs, des experts de l’Ordre ou du dehors, enfin des messages et de l’activité du Saint-Père. Sans prétendre constituer un document définitif, elles sont plutôt une réflexion objective qui vise à en susciter d’autres et notamment à éveiller en nous la recherche de notre humanité, faute de quoi nous ne pourrons jamais humaniser.

 

Tout cela implique évidemment l’intensification de notre relation avec Dieu, car c’est de sa bouche que provient la parole qui nous donne la vie abondante, comme elle l’a donnée à saint Jean de Dieu.

 

Le message que je vous adresse voudrait être un message de joie, d’espérance, de confiance et de foi, à une époque où l’homme – cet homme qui n’est autre que nous-mêmes et que tout malade – est en grand danger de perdre le souvenir et la certitude d’avoir été créé à l’image de Dieu.

 

Et je suis également convaincu de l’engagement que nous avons pris d’aider les plus faibles et de poursuivre ainsi notre participation à la création de cet homme, à sa vocation de devenir une « personne vivante ».

 

Au début de notre dialogue, il serait bien utile de se référer à la consigne suivante de saint Paul : « N’éteignez pas l’Esprit ; ne méprisez pas les révélations des prophètes ; examinez tout, retenez ce qui est bon… Que le Dieu de paix vous sanctifie en perfection, qu’il vous sauve tout entiers, en esprit, en âme et corps » (1Th 5, 19-23 ).

 

Cette parole est d’autant plus importante que c’est précisément par la première lettre aux Théssaloniciens que « commence le Nouveau Testament ». En d’autres termes, l’ère chrétienne de l’histoire s’est inaugurée par cette affirmation de liberté audacieuse nous invitant à tout expérimenter, dans la certitude que Dieu veut sauver l’homme tout entier, « esprit, âme et corps ».

 

Cette exhortation doit éclairer notre recherche pour nous préserver tout à la fois des aliénations de l’esprit et des tentations non moins dangereuses d’efficience. Pour nous religieux hospitaliers, elle est une véritable grâce de notre vocation, car nul mieux que le Samaritain n’a songé à « sauver l’homme tout entier ». Or, tel est le but de notre existence même.

 

 

 

 

 

 

 


 

Chapitre I

 

L’HOMME COMME CENTRE

 

 

 

La personne dans le processus d’humanisation

 

Depuis son apparition sur la terre, il y a deux ou trois millions d’années, l’homme a passé son temps à affronter des problèmes de vie : ceux de la survie de son espèce, de la coexistence avec ses semblables, de la connaissance, de l’amour, de l’enrichissement, de l’affirmation de soi, du bonheur, de la mort. Dans cette recherche continuelle de solutions, avec leur double aspect de grandes réussites et de grandes destructions, le développement de la personne humaine a été le dessein permanent de toutes les générations qui nous ont précédés. Malgré les arrêts dus à la peur, malgré les régressions, les cruautés épouvantables qui marquent encore notre époque, on ne peut nier que l’impulsion fondamentale du genre humain l’incite à une libération individuelle et sociale en se dégageant d’une anarchie interne ou de contrainte extérieures. La signification de la vie, le sens de notre existence exprime déjà la religiosité de tout peuple et de toute personne.

 

 « Quiconque croit que sa propre vie et celle de ses semblables est dénuée de signification n’est pas seulement malheureux, il est à peine digne de vivre » (Einstein).

 

Dans la recherche des réponses à la question du sens de l’existence, l’histoire de l’homme est remplie d’intuition justes, mais aussi de préjugés et d’erreurs qui ont pesé gravement sur la qualité de notre vie, en modifiant nos aspirations et comportements. L’homme s’est pourvu d’une organisation du savoir, d’une organisation politique su travail, de lois qui favorisent les sentiments moraux de justice et de solidarité.

 

L’homme est un être complexe, mystérieux, organisé en éléments divers, riche de dimensions multiples : impossible de le réduire à une dimensions unique, fût-elle surnaturelle.

 

Cette conception de l’homme commande l’attitude de la culture et de la foi à son égard.

 

La personne est créatrice, elle est sensible, elle a des besoins, des désirs, des peurs, des limites intérieures et extérieures, elle a une histoire, elle vit dans un milieu déterminé, elle a des préjugés, des intuitions, des besoins matériels, physiques, psychologiques, sociaux, moraux, spirituels, etc.

 

Tout l’homme a été l’objet d’une « grâce », d’un salut, et le Dieu qui manifeste le Christ est un Dieu humain : « intransigeant pour la vérité et pour le royaume, il devient plein de compassion pour le fardeau quotidien de la vie » ( Vivarelli ).

Aucun événement humain n’a aidé l’homme à reconnaître sa dignité comme l’avènement du Christ. La Bonne Nouvelle est le message qui élève l’homme, le pauvre, le faible, le malade à un rang jamais atteint jusqu’alors. Par le Christ, l’humanité devient une  valeur religieuse. Elle devient divine au moment où le divin devient humain. Depuis lors, la tâche de l’homme est faire fructifier ses talents, afin de devenir lui-même porteur d’un message de liberté, de vérité et d’amour.

 

C’est pourquoi, depuis deux mille ans, le chrétien a le privilège de témoigner que l’homme est sacré, que l’homme est destiné à la liberté, à l’amour, à la vérité, et que c’est un devenant libre, vrai et généreux qu’il devient fis de Dieu.

Selon le christianisme, le projet de tout homme est ainsi de croître, de s’épanouir, de devenir une personne adulte, de progresser toujours et d’aider autrui à s’épanouir, à progresser à croître. Projet divin, mais auquel peuvent mettre obstacle la maladie, la souffrance, les peurs, les perversions…

 

Aussi quiconque s’intéresse au projet « homme », au sens indiqué plus haut, est chrétien, même s’il déclare ne pas l’être inversement toit religieux qui ne s’intéresse pas à ce projet n’est pas chrétien, même s’il déclare l’être.

 

Toujours est-il que l’homme est sens cesse menacé dan se droits fondamentaux ( Jean Paul II ) : les droits à la liberté à la vérité, à l’amour, aujourd’hui comme hier. Et nous sommes malheureusement encore les témoins des violations du droit de l’homme à vivre dans la liberté, la vérité et l’amour.

 

La source de cette menace est l’oubli du fait que le facteur le plus précieux de l’humanité n’est pas l’Etat, ni l’Eglise, ni l’institut, ni la loi, ni l’organisation du travail ou la politique, mais la personnalité, c’est à dire la personne dans son caractère « unique et singulier » ( Redemptor Hominis ).

 

La justification de l’Etat, dans son rôle civil, est d’aider l’homme à devenir vraiment une personne. Pour un non croyant, devenir une personne signifie réaliser au maximum ses aptitudes, ses virtualités ; la chose vaut également pour le chrétien, même si certains de nos écoles ont pu dévaluer la personne humaine, en l’opposant arbitrairement au surnaturel : il s’agit là d’une des grandes dichotomies de la pensée philosophique ainsi que d’une certaine spiritualité ou plutôt d’un spiritualisme pseudo-chrétien. Et aujourd’hui, nous payons encore le prix d’un préjugé séculaire et toujours vivace à l’égard de l’humain.

Une culture déshumanisante

 

Dès lors, il n’est pas excessif de rappeler qu’actuellement l’homme n’est pas toujours aidé à vivre en homme. Le projet humain est en danger, aujourd’hui spécialement.

 

Sur ce point, voici l’opinion d’un auteur marxiste : « On pense aujourd’hui au développement, non pas comme développement scientifique et technique, dont l’homme est devenu le moyen au lieu d’être la fin…Or la science ne peut fin absolue » ( R. Garaudy ).

 

La culture matérialiste, qui définit le bien-être par des catégories économique et sociales, en niant l’élément divin de l’homme, est pour son humanité une menace grave.

 

La culture de la santé est largement déshumanisée, car « elle transfère en techniques les problèmes vitaux de l’homme ». Elle trahit l’homme, car elle tend à provoquer des rencontres déshumanisantes : le patient, considéré uniquement sous son aspect technique. C’est rendre impossible la rencontre, car elle ne peut jamais advenir au plan des fonctions (« toi patient, moi médecin »), mais seulement et exclusivement au niveau des relations entre deux personnes.

 

Que dire maintenant de notre culture religieuse ?

 

Pouvons-nous nous vanter d’aider une personne (malade ou non ) en la réduisant constamment à une seule dimension ? En considérant seulement un organe malade, un patient, un sujet, un objet qu’on peut se procurer ou dont on peut se désintéresser ?

 

Il est peut-être difficile de comprendre cette critique de la culture, mais je tiens essentiellement, chers, frères, à souligner que sans culture il nous est impossible d’assurer notre propre développement ; or il est la condition indispensable pour aider autrui à se développer.

 

Dans son Exhortation Apostolique sur l’Evangélisation, Paul VI déclare : «  Certes l’Evangile, et par conséquent l’Evangélisation, ne s’identifient pas avec la culture et sont indépendants de toutes les cultures.

 

Cependant le Royaume annoncé par l’Evangile est vécu par des hommes profondément liés à une culture et la construction du Royaume ne peut pas ne pas liés à une culture, et la construction du Royaume ne peut pas ne pas utiliser les éléments de la culture et des cultures humaines ».

 

Qu’entend-on ici par culture ? Voici deux citations : l’une chrétienne, l’autre neutre.

 

La première est tirée de Gaudium et Spes : « la culture désigne tout ce par quoi l’homme affirme et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale… exprime et communique les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme ».

 

La seconde est de Marcuse : la culture peut se définir comme un processus d’humanisation, caractérisé par l’effort collectif pour protéger la vie humaine, faciliter la lutte pour l’existence et développer les facultés intellectuelles de l’homme, réduire enfin et sublimer l’agressivité, la violence et la misère ».

 

Ces citations nous aident à mettre en valeur la signification et le rôle anthropologique de la culture : elle sert à l’homme à vivre en homme. Arrêtons-nous un instant sur ces deux définitions, humaniser la vie sociale et protéger la vie humaine impliquent en fait que la vie humaine soit en situation de danger dans tous les continents. Chaque fois qu’on traite un homme sans respect ni confiance, on met en péril son projet.

 

La création de l’homme ne s’achève pas avec sa naissance, et c’est à peine si celle-ci l’inaugure. Quant à nous qui, par vocation, avons choisi, non pas de sauver tous les hommes mais seulement ceux ( quelques-uns ou beaucoup ) avec lesquels la vie active nous met en contact, sommes-nous assurés de posséder suffisamment de culture pour nous approcher de l’homme en péril ? Ou bien consentons-nous froidement à sa décadence physique, psychique, sociale et morale ?

 

Il nous importe de connaître les facteurs culturels ( positifs et négatifs ) qui peuvent servir l’homme d’aujourd’hui dans ses aspirations et dans ses besoins.

Ce n’est pas à moi, au moins ici, de préciser les aspects de la cultures qui font défaut à nos Confrères. Il me suffit d’affirmer avec certitude que ce dont nous manquons, ce n’est pas d’études, de cours, de science, de technique et d’activités ( car la culture ne se définit pas, et est au delà du savoir et du faire ; notre carence consiste avant tout dans le fait que nous ne sommes pas en fonction  de la fin : l’homme.

 

Or sans la vision exacte de la fin – aider les souffrants et les pauvres pour que l’homme puisse vivre en homme – il n’existe pas de culture, et par conséquent pas d’humanisme ni de christianisme.

 

En parlant de culture humanisant, j’évoque le devoir d’être orienté ( donc aussi d’agir ) vers l’homme, vers la fin ultime des religieux actifs, comme le rappelle sans cesse Jean Paul II. Nous pouvons utiliser l’Evangile, la prière, la règle pour nous éloigner des hommes, pour les tenir en sujétion ; utiliser la science et la technique pour tenir le germe humain sous la menace. Mais on peut aussi utiliser la vie religieuse, l’action, la science et la technique pour développer l’homme, pour le protéger dans la faiblesse, pour lui assurer la liberté, la responsabilité, le désir de vivre en homme.

 

A mon avis, notre culture doit être revue, dans le sens du terme, car il ne doit plus s’agir de devenir érudits et savants, ou de collectionner diplômes et lauriers. Nous avons besoins de frères qui étudient, qui réfléchissent, qui prient dans le but de rendre davantage honneur au malade, à l’homme susceptible de perdre, sous nos yeux, hélas, sa propre humanité.

 

Revoir notre culture ne signifie pas seulement, ne signifie pas tant, faire plus de lecture et de réunions, mais surtout donner une fin à nos connaissances, à nos aptitudes et capacités. Dans cette optique, le Chapitre Général Extraordinaire à été une formidable occasion d’établir un diagnostique sur notre état de santé ( ou sur notre maladie, car les Ordres religieux n’échappent pas à la maladie, et la sclérose ) et pour assumer la responsabilité de notre culture, mais d’une culture vraiment humanisante.

 

Quels sont ceux à qui incombe de revoir notre culture ? Nos jeunes Frères seulement ? Nous, les religieux, seulement ? Tous. Les religieux d’abord, mais aussi les laïcs, s’ils veulent dire, sans hypocrisie, que nos Œuvres sont véritablement des Œuvres hospitalières.

 

Aux Frères plus anciens, je voudrais rappeler que certainement ils sont plus proches qu’ils ne peuvent le croire de la culture humanisante, certainement plus proches que les jeunes, et cela pour la simple raison que, par expérience directe, ils savent quels ont été dans leur vie les moments humanisants et les moments déshumanisants. Les Frères anciens sont riches de spiritualité, car comme Saint Jean de Dieu, ils n’ont fondé aucune école de spiritualité, comme Saint Jean de Dieu, ils ont cherché à se faire Samaritains en toute simplicité directe. L’homme cultivé, riche de culture humaine, est une personne simple. A l’encontre de l’opinion commune, la spontanéité est le résultat hautement élaboré d’un effort d’émancipation intérieure par rapport aux constructions idéologiques, ratiocinantes et artificielles. On ne naît pas simple, mais on le devient à la suite d’un effort patient, d’un engagement pénible et pourtant récompensé car ce qui jaillit de nous ( pensées, pénible et pourtant récompensé car ce qui jaillit de nous ( pensées, actions, relations ) vient directement du cœur. La grandeur de la personnalité de Saint Jean de Dieu consiste essentiellement dans le fait que lui, simple laïc, a compris et réalisé passionnément la vocation la plus fondamentale et la plus profonde de l’existence et de la vie chrétienne.

 

Saint Jean de Dieu avait recueilli et cultivé ( d’où sa grande « culture ») l’idée qu’il fallait consacrer sa vie entière à l’amour  de Dieu et au service des malades. Sa charité était orientée à protéger la vie humaine, à honorer le malheureux, à diminuer la misère. Voilà quelle était, voilà quelle était, voilà quelle est la culture de notre fondateur : la protection de la vie humaine, l’aide fournie à l’homme pour ses besoins corporels, mais aussi moraux, et spirituels.

C’est à cette culture, tournée vers l’homme dans toutes ses nécessités, que notre rénovation doit s’efforcer d’atteindre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

LE MALADE, CE MECONNU

 

 

 

 

Si l’homme est méconnu, aussitôt il devient marginal. Faute d’être reconnu comme personne particulière mais seulement comme numéro, il retourne à l’existence inanimée des choses, des outils, des instruments. Si le malade n’est pas au centre de l’Hôpital, au centre des soucis de tous ceux qui y travaillent (les religieux en premier lieu ), alors d’autres se mettent à sa place. Dans les hôpitaux, il n’est pas rare de constater le caractère central du médecin, ou du personnel administratif, ou du syndiqué, ou du religieux : mais tous sont des usurpateurs. Car à l’hôpital, le poste central n’appartient pas aux médecins, aux infirmiers, au personnel administratif, à la communauté des religieux. S’adressant à une de nos communautés, un évêque africain disait : « S’il faut un patron dans l’hôpital, ce doit être le malade ».

 

Mais si jamais le caractère central du malade vient à perdre, qu’arrive-t-il, quand une institution formée et animée par des personnes consacrées ( ayant fait vœu de fidélité à Dieu et au malade ) devient infidèle ? Trahit-elle ainsi sa promesse ? Est-t-il seulement question d’égoïsme, de concession à l’habitude ?

 

J’estime que l’infidélité au malade, par conséquent la déshumanisation de l’hôpital et de l’assistance, dépend également de l’obstacle profond que, par moments, nous mettons entre nous et lui. La barrière est de nature intellectuelle et affective, a pour effet qu’on ne reconnaît plus les malades qu’on fuit et qu’on se réfugie dans une fonction, dans le pur exercice d’une profession, ce qui, comme je l’ai déjà dit, nous évite la rencontre des personnes. J’ignore à quel point la barrière intellectuelle est la cause ou l’effet de la barrière affective. Mais je suis sûr que de cette barrière résulte une relation pauvre entre nous et les malades, une relation vraiment très pauvre.

 

Or, qu’y a-t-il derrière la barrière ?

 

Si j’observe une personne malade qui entre dans notre Hôpital, qu’est-ce que j’aperçois ? Avant tout qu’elle est préoccupée par la maladie, par la souffrance que la maladie comporte inévitablement. Pour une personne, la maladie est une insulte, elle est un événement menaçant, elle est le mal ; aussi la personne se voit et se sent dans une situation qui notamment, outre son caractère douloureux en contraste avec son bien-être habituel, lui procure une insécurité et l’oblige à recourir à l’aide d’autres personnes, d’une structure telle que l’hôpital.

Et voici maintenant pour la personne malade le second facteur de crise, auquel personne n’échappe, donc l’interrogation suivante : les personnes qui s’occupent de moi à l’hôpital seront-elles capables de me guérir et de prendre soin de moi ?

 

Pour le malade, l’hôpital n’ a rien du bar, du cinéma ou du stade : il est l’endroit où l’on peut mourir, où l’on peut ne pas être bien soigné, où l’on peut être négligé. Il est bien connu que pour certains, l’hôpital est le facteur, l’agent pathogène par excellence. Pensons à des personnes âgées qui vivent leur existence dans de petits cadres familiers, au cœur de petits bien-être et habitudes, et qui s’amortissent ou s’éteignent psychologiquement quand elles se trouvent dans in milieu aussi différent, aussi absurde par rapport à leur façon de vivre habituelle. Mais alors se pose la question : est-ce que ce sont les gens qui doivent s’adapter à l’hôpital, ou l’hôpital doit-il s’adapter à l’hôpital, ou l’hôpital doit-il s’adapter à l’homme ? Il y a longtemps que je remarque chez les religieux l’attitude chronique de ne pas considérer le bouleversement physique et affectif que représente pour le malade l’entrée à l’hôpital, et cela parce ce que, pour les religieux, l’hôpital, est un milieu familier, qu’il est leur milieu.

 

Enfin il existe toujours un troisième facteur de crise : la maladie et le changement de lieu obligent le malade à ne plus s’occuper de ses problèmes  quotidiens. La vie, mes chers, et surtout dans les pays industrialisés, l’éducation des enfants, les relations sociales sont pour l’homme la source même d’amertume qui est la cause de son entrée à l’hôpital. Certes, l’existence est dure également pour ceux qui travaillent à l’hôpital, donc aussi pour le religieux. Mais alors, comment faire ? Vous ne le saviez pas trop : nous ne nous occupons guère de la façon dont l’homme vit sa maladie, et qui est unique et singulière, pas plus que de la manière dont il vit l’hospitalisation ni de ses problèmes ; nous nous précipitons, et c’est d’autant plus facile, sur son organe malade, nous nous regorgeons d’orgueil lorsque, comme par complaisance, nous lui adressons telle ou telle question pas seulement technique.

 

Telle est donc la grande barrière qui fait que l’homme demeure méconnu. Cette barrière réduit la valeur thérapeutique technique de l’hôpital et, par conséquent, fait poser un acte d’injustice ; il nous condamne comme chrétiens qui déclarent servir avec amour le prochain, et ainsi nous commettons un second péché contre la charité.

 

Quel est le péché le plus grave qui se commet aujourd’hui dans un hôpital ? Un médecin psychiatre a pu dire : « Faire le mal est un péché, mais pour un médecin c’est également un péché de faire un peu moins que ce qu’il pourrait faire. C’est un péché de ne pas être ouverts aux problèmes des patients, de manquer de compréhension totale, psychologique aussi, à l’égard de ceux qui nous demande aide. C’est un péché d’empêcher un homme de croître, de souffrir, si la souffrance est un moyen de progresser dans l’existence c’est un péché de visiter avec précipitation vingt personnes par jour au lieu de quatre… »

 

Le péché le plus grave est le manque de compréhension de l’homme dans sa totalité. Si l’homme est complexe, il forme un tout, une unité : c’est cette unité qui exige une réponse de notre part. le noyau régulateur de son unité est menacé chez une personne quand elle est malade et, à la désintégration de l’unité, peut participer aussi l’homme cultivé, instruit, et malheureusement le religieux lui-même.

 

Et le malade non reconnu par l’effet de ces trois facteurs de crise ou accueilli de mauvais gré, devient faible, plus faible : il ne dispose pas de l’assistance empressée que notre hôpital se vante d’offrir.

 

Mais alors le religieux, où est-il ? Que fait-il dans ses temps libres ? De quoi s’occupe-t-il ?

 

Il y a des religieux pour croire que, désormais, il est inutile de travailler dans des Instituts situés dans les pays industrialisés, si bien que là, il n’y a rien à faire. Je répondrai que ces religieux, de manière plus ou moins consciente, sentent que le « à faire » est très ample et qu’il se sont pas prêts à l’affronter. Parce que cet « à faire » comporte, paradoxalement, un mode d’existence que le religieux n’a plus.

 

Qui est capable de me démentir sur la réalité de solitude, d’abandon, d’anxiété, de préoccupation, de pauvreté d’esprit du malade citadin de nos métropoles ? Qui est capable d’affirmer que dans notre monde quasi industrialisé, on se souffre plus car les besoins matériels seraient satisfaits ?

 

Chers frères, je n’ignore pas que sur ce point, tel ou tel d’entre vous me posera la question : mais alors faut-il que nous devenions psychologues, assistants sociaux ? je vais essayer de faire la réponse suivante : avant de décider comment faire, tâchons de découvrir de quoi le malade a besoin. Essayons d’ouvrir une petite enquête, si possible quand le malade quitte l’hôpital. Posons seulement la question ( naturellement après avoir pris les dispositions voulues pour garder l’incognito) : « Qu’as-tu reçu pendant ta maladie ? » Nous en découvrirons de belles ! Nous découvrirons que la critique la plus vive ne concerne pas la valeur technique des médecins et infirmiers, mais les déficits humains, surtout ceux des religieux. Le malade est véritablement accablé non pas tant par sa découverte de l’incompétence du religieux, de se limites, de ses tics, de son immaturité, mais par la découverte bouleversante d’un religieux qu manque d’attention, d’humanité, de personnalité.

 

Je distinguerais ici entre « capable » et « habile ».

 

« Capable » ( du latin « capare », et prendre ) signifie littéralement apte à contenir, spacieux. Donc tout ce qui peut recevoir, accueillir. Certains médecins, infirmiers et religieux sont capables de donner quelques chose, d’offrir des prestations, mais non de recevoir d’ouvrir un espace à la personne du malade. En eux, nulle place pour l’autre.

 

Ils sont courageux, habiles, jusqu’à en être célèbres, mais il n’est pas sûr qu’ils soient capables. Capables au contraire est le religieux qui prend le risque de donner place au malade dans sa totalité : sinon, la guérison, même apparemment complète, sera toujours partielle. « On a toujours la guérison qu’on mérite »,  a pu dire quelqu’un. Cela ne vaut pas seulement pour le malade ; je dirais que cela vaut surtout pour les médecins et pour les religieux hospitaliers.

 

Dans un livre récent, « Le malade, protagoniste méconnu », un jeune membre du corps paramédical d’un hôpital hollandais décrit ce que signifie être malade, subir une maladie. Le malade peut se sentir étranger, angoissé, différent de lui-même, alors que la médecine, au contraire, n’a que peu considéré la propriété de la maladie, de constituer un cours différent de la vie. C’est aux parents même aux amis qu’il devient étranger aussi. Et ou se trouve l’infirmier ? « L’infirmier, dit Virginia Henderson, est pour un certain temps la conscience de celui qui est en état d’inconscience, l’amour de la vie de qui veut se suicider, la jambe de l’amputé, les yeux de l’aveugle, le moyen de déplacement du nouveau-né, la conseillère, la confidente et la porte-parole des plus faibles ».

 

Malheur à qui exerce mal cette fonction si noble et si délicate ! Malheur à qui se limite aux interventions techniques et perd de  vue le malade, sans complexes, cordial ; malheur à qui perd la chaleur humaine, cet unique remède dont le malade a besoin pour guérir ou pour mourir en paix !

 

Quant à nous, chers frères, nous sommes tellement habitués à la maladie que nous sommes aussi au malade, au point qu’une barrière, érigée par nous, nous empêche de le connaître ; les conséquences sont graves pour notre efficacité de techniciens, d’hommes et de religieux.

 

Si nous abattons cette barrière, si nous parvenons à mieux connaître le monde mystérieux du malade, nous saurions bien alors ce qu’il faut faire. Nous trouverons certainement que la première chose à faire est d’être plus capable, plus attentifs, plus ponctuels, d’être davantage une personne qu’une fonction. Nous ferons en nous-mêmes la redécouverte qu’ »être avec le malade a plus d’importance que  « faire » pour le malade. Mais pour être vraiment avec un autre, il importe d’abord de l’écouter, de le connaître, de reconnaître ses problèmes, ses attentes, ses difficultés, son histoire et son humanité. C’est à ce point, et seulement à ce point, que nous aurons la réponse. Ce sera une réponse qui valorisera notre action professionnelle, qui donnera sens à la parole d’assistance et surtout qui reconnaîtra et valorisera la personne dans son intégrité. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Chapitre III

 

L’HOPITAL DESHUMANISE

 

 

 

 

Il suffit d’ouvrir les journaux ou d’entrer dans une librairie pour se documenter abondamment sur le thème de la déshumanisation dont l’Hôpital est le théâtre dans tous les pays du monde et tous les systèmes sociaux en vigueur. Les Services de Santé nationaux sont largement sous le coup de l’accusation : d’homme qu’il était, l’individu devient objet, l’hôpital devient une chaîne de montage analogue à une entreprise automobile.

 

Désormais bien connue, la déshumanisation du service ne se traduit pas seulement en gêne pour le malade, mais on constate même qu’elle contribue à causer d’autres maladies. Dans un journal italien, j’ai lu le témoignage d’une gynécologue qui avait choisi pour la naissance de son enfant le poste même où elle travaillait habituellement. Or, au bout de peu de temps, elle s’est sentie traitée comme une  « chose », en subissant une série de « petites violences qui finissent par énerver et qui font sentir qu’on n’est rien ni personne. Un simple engrenage dans la machine de la santé ! Ce n’est que lorsque l’infirmière de service a fini par savoir que j’étais médecin que l’attitude a complètement changé ».

 

Prison ou administration ?

 

L’Hôpital déshumanisé et déshumanisant n’échappe pas à deux typologies : bien qu’il soit moderne, il peut être prison ou administration. En italien, la définition de la prison est la suivante : « Lieu où sont enfermés les personnes privées de la liberté personnelle par ordre de l’autorité compétente ». Or, dans les Hôpitaux, dans nos Hôpitaux, l’autorité compétente est le médecin qui suggère au malade de s’y faire admettre. En entrant dans ce lieu, le malade peut être littéralement enfermé, confiné et privé de sa liberté personnelle.

 

La machine de la santé confine l’homme dans la salle d’attente : l’homme doit remettre aux médecins, aux infirmiers, hélas aux religieux, son foie, son cœur, ses jambes. « C’est nous qui pensons ; quand à vous, veuillez ne pas intervenir au cours du travail, n’ennuyez pas, ne gênez pas. Laissez faire.. » En somme, restez de côté !…

 

C’est ainsi que l’homme est dépouillé non seulement se ses habits, mais de son caractère concret ( cet homme-ci, avec ces problèmes-ci, avec cette histoire, dans cette situation), de son être subjectif, pour endosser le pyjama du cas clinique, de l’organe malade.

 

Je pense à certains hospices du passé, mais encore du présent, je pense aux horaires de visite absolument insensés pour les parents, je pense à la spoliation de tout droit pour le malade ( le droit à l’information, à l’identification de sa personne ). Je pense aux espaces libres, où, en pyjama, le malade erre dans l’Hôpital, exactement comme un prisonnier. Et nous, nous ne nous apercevons pas que nous sommes geôliers, surtout quand nous utilisons notre pouvoir, nos possibilités de communication, pour donner des ordres, pour rendre encore plus faibles les personnes, pour les réduire.

 

Si au moins nos détenus étaient visités, conformément au conseil évangélique ! Mais le geôlier ne le visite pas au sens évangélique : il contrôle, punit, surveille, blesse s’il ne se sens pas rapidement obéi. Au centre de la prison, invisible mais présente, il n’y a pas l’homme, l’expiation, la faute. Hélas, même dans nos Œuvres, la maladie devient une faute. Il arrive que le handicap mental ou physique soit un prétexte pour humilier, pour nous permettre de nous sentir supérieur, meilleurs, heureux. Et pourvu que par la suite nous n’utilisions pas le plaisirs, ou comme espion, comme agent second pour maintenir en permanence notre contrôle sur les situations et les personnes !

 

Ah ! quel manque de dignité humaine et chrétienne dan l’Hôpital déshumanisé et devenu peu à peu une prison, pour le malade comme pour nous, lieu de mort et non d’espérance et de miséricorde ! Par ailleurs, cet hôpital déshumanisé est une administration, car en vertu du grand principe d’efficience – à sauvegarder sans cesse en toute action – il met en première ligne le problème de l’efficacité pour tout ce qui concerne la santé du malade ( santé toujours entendue comme bien être biologique, psychologique, social, spirituel).

 

L’Hôpital-administration n’est pas long à manifester tel qu’il est : on n’y parle que de profit, de quantité de dépenses, de niveau de rétribution, de chambres décorées, de moquettes dans les bureaux, de soucis économique : mais on ne parle jamais de malade, sinon comme un objet qui doit garantir la tenue des comptes et du budget.

 

Il ne s’agit pas de s’opposer à la modernisation de l’Hôpital. Et il est excellent que beaucoup aient donné l’importance voulue à la modernité, à l’efficacité est une valeur technique et spatiale de nos Œuvres. Certes, l’efficacité est une valeur, et même une grande valeur. Mais ce n’est pas la seule.

 

Qu’est-ce qui distingue une administration d’un hôpital ? C’est que l’Hôpital produit la santé et veut produire le bien être à un homme en état de mal-être. La déshumanisation de l’Hopital-administration est extrêmement difficile à voir du premier coup. Généralement l’Hôpital est beau, moderne, récemment construit, riche de malades (riches). Mais son humanité ? Où est-elle si on consacre des heures à faire des comptes et quelques minutes seulement pour parler des malades, de leurs problèmes, y compris de leurs problèmes existentiels ?

 

L’Hôpital-administration n’est pas notre modèle, c’est un modèle à rejeter. La recherche de la plus grande efficacité possible ne doit jamais être un prétexte pour priver le malade de notre attention personnelle et de celle de nos collaborateurs.

 

« On peut mourir de modernité », dit un slogan actuel. Mais d’humanité on vit, on espère et on guérit. Et, faute de pouvoir guérir, on meurt en paix. Car l’humanité n’est pas seulement une bonne chose à donner de manière paternaliste mais c’est une ressource, et c’est une compétence qui possède une valeur thérapeutique, c’est un remède, et parfois le meilleur qui soit à la disposition de l’Hôpital.

 

Par parenthèse, pour éviter d’entrer dans des détails difficiles, j’affirmerais volontiers ceci : de même que, pour l’humanisation, pourraient advenir des lois appropriées, ainsi l’Hôpital-administration est déjà en route  vers des structures nouvelles, qui se transformeront le pur concept d’administration.

 

Dans l’Hôpital le religieux devient un manager : cela ne trouble pas trop, à moins q’en cas de réussite, il ne reste que manager.

 

Le religieux-manager entre vite en concurrence avec les laïcs ; il s’occupe d’un tas de choses, du bien être économique de l’œuvre, du personnel, des acquis, des structures, mais en risquant de perdre son cœur et son humanité.

 

A propos de ce que nous avons dit sur les préjugés et les comportements qui font « passer au delà de l’homme », il est bon d’ajouter les quelques remarques suivantes : on peut revenir, en apparence du moins, à ce qui à été au début, en commençant par le comportements qui nous empêchent de faire la rencontre de l’homme. Une fois de plus, je souligne l’actualité permanente du risque de manquer sans cesse cette rencontre, y compris en nous-mêmes, qui pourtant par vocation sommes consacrés à l’homme. L’homme risque de rester en dehors de l’acte de foi, au moins de l’acte de foi vécu ; en dehors du « sacrifice » de notre vie même. Si bien que finalement, sans une éventuelle ( et possible ) prise de conscience, tel ou tel pourrait aussi demander pourquoi et pour qui se sont-t-ils « sacrifiés » ? Quel sens ont donné les vœux religieux à toute une existence ?

Avec les comportements qui « nous font passer au delà de l’homme », il importe d’avoir toujours conscience des obstacles qui nous empêchent de rencontrer l’homme. Ainsi, entre bien d’autres :

 

a)                 L’affirmation absolue de nous-mêmes, à notre insu sans doute, au lieu de la primauté de l’affirmation d’autrui, c’est à dire du prochain, du malade en notre. Seul le malade est absolu, il est Dieu même : « J’étais malade et vous m’avez guéri ».

 

Ainsi, compte tenu de l’inconscience, l’absolu pour nous n’est-il pas notre Moi, notre carrière, notre profession ?

 

C’est de cela qu’il faut prendre conscience, c’est de cela qu’il faut faire prendre conscience aux autres, pas tant avec des mots qu’avec la vie. Le Moi est l’anti-Dieu.

 

L’humanité n’est pas concentrée dans l’individu ; mon humanité réside dans la communion, dans le don de moi-même à autrui, c’est à dire à Dieu. Dieu est « l’Etre pour l’autre », a écrit Bonhoeffer.

 

b) L’autre obstacle qui nous empêche de faire la rencontre de l’homme est l’ »Institut ». Oui, notre Institut même ! L’amour que nous lui portons peut être quelque peu idolâtre et dévié. Certes, vivre l’Institut ! De même qu’il nous faut dire « Vive le corps ! » : vivent tous les Instituts ! le corps est la gloire de Dieu, son aspect visible. L’Esprit Saint a toujours besoin des signes sensibles pour se communiquer. Mais l’Institut n’est pas l’Eglise, pas plus que l’Eglise n’est le Royaume. Ce n’est que dans le Royaume que l’homme trouve sa demeure définitive, et que le pauvre aura son trône royal.

 

Le royaume est promis à ceux qui sont marqués de cette passion de l’homme, bien, qu’ils ne sachent pas, dans le temps présent, qu’ils portent la passion même de Dieu. C’est pour cela qu’il leur sera dit : « Venez, bénis, possédez le Royaume ». Car Lui était malade et eux l’ont soigné. Il faut souligner : c’était sans le savoir qu’ils travaillaient pour le royaume. Nous ne partageons cette espérance que si nous sommes consumés de la même pitié pour l’homme, pour tous les hommes enfin, et cela en tant que religieux et chrétiens. Ce n’est qu’ainsi que se sauve l’Institut.

 

c) Un autre obstacle qui peut s’opposer à la rencontre de l’homme peut être même le souci d’édifier l’Eglise, si on l’entend seulement au sens d’institution : une église qui, alors n’est pas Royaume d’humanité, au lieu d’être plénitude d’humanité comme l’est l’humanité du Christ, laquelle, pour cela même, est devenue le siège de la divinité. ( Ou bien l’Eglise est pour l’homme, finalement pour tous hommes, ou bien elle n’est pas l’Eglise ! « Qui est malade sans que je sois malade ? »)

 

Cela peut se dire de tout organisation : aussi bien de l’Eglise que de l’Etat. Les sacrements mêmes sont pour l’homme dit la théologie. Les techniques, les progrès, les efficacités, nous ignorons pas leur valeur et leur nécessité, mais nous savons bien que ces réalités peuvent devenir les facteurs les forts de la ruine de l’homme, de son asservissement ; spécialement dans un hôpital où, sans même que le patient le soupçonne, il peut être utilisé non seulement comme client, mais comme cobaye : pour le progrès !

 

En somme, le lieu dont on pense qu’il est le plus humain de tous, comme une église et une maison, peut très bien devenir le lieu le plus inhumain ; et cela sans qu’on ait pour autant le plaisir de trouver un responsable. Et pour nous, religieux : sans la grâce de nous dire responsables. 


Chapitre IV

 

NOTRE MISSION : EMPECHER

QU’ON PASSE OUTRE A L’HOMME

 

 

 

 

A Rome, un tribunal a été créé pour la défense des droits du malade. Il a dénoncé « le fait que l’assistance hospitalière a comme résultat non pas la guérison des malades, mais leur souffrance intérieure ». On y parle des horaires pénibles du règlement dans les salles, de l’attitude cavalière des infirmiers, de la difficulté de rencontrer les parents, de l’impossibilité de connaître les conditions de sa propre santé, de voir sa fiche clinique, de manger de la nourriture chaude ; ce qui est peut être le plus grave, c’est d’être considérer non comme un homme mais comme une maladie.

 

Eh bien, au-delà des objectifs que ce Tribunal veut atteindre, outre ceux dont nous avons parlé, un fait constant apparaît en toute région du monde : plus l’assistance sanitaire s’organise, se spécialise, progresse sur le plan technique et sur celui de l’efficacité, plus elle déshumanise, plus elle passe « outre » à l’humanité, outre à l’homme comme personne.

 

L’homme doit s’identifier comme sujet – comme participant, informé et responsable – de sa propre guérison ou de sa santé. Il n’est pas juste de déléguer entièrement à d’autres la tâche de sa santé, et il n’est pas juste que d’autres se substituent à lui avec exclusive dans le processus de guérison. L’home a non seulement droit à la santé – en ce sens la charte des droits du malade aurait sa justification – mais il a également le devoir de s’occuper, à la première personne, de son bien être biologique, psychologique, social et spirituel.

 

Tôt ou tard, la loi établira les droits de l’homme malade, mais tout homme a le devoir, l’obligation morale d’agir comme premier responsable dan les vicissitudes qui le concernent de près.

 

Voici, alors l’aspect fondamental de l’œuvre de l’humanisation de l’Hôpital : entraîner tout homme à considérer la personne dans sa totalité (biologique, intellectuelle, affective, sociale, morale, et pas seulement dans la dimension pathologique), de sorte que soit satisfait le droit de la personne comme telle ; et en même temps amener le malade à assumer le devoir de penser à sa propre santé, d’autant plus qu ‘elle est menacée par les habitudes nuisibles de la vie. La chose toujours importante est l’impossibilité de nous occuper de la santé d’une personne ( santé entendue non comme absence de maladie, mais comme bien-être biologique, psychologique, social, spirituel ) si on se contente de l’effleurer, sans l’aborder dans sa totalité pour répondre à ses besoins, mais aussi pour réveiller dans la personne le désir le plus humain et le plus chrétien de l’homme : celui de son bonheur.

 

Pourquoi donc souffre l’homme malade ? Non seulement parce qu’il éprouve une douleur physique, mais avant tout parce qu’il voit menacée la possibilité de réaliser son propre bonheur. Si l’on veut que l’homme hospitalisé puisse voir respectés ses droits à la santé et son devoir d’y participer, il importe que chacun s’efforce de préparer des réponses humaines et d’éveiller la participation à la santé ( dans les plans d’éducation sanitaire de nombreux Etats, c’est un objectif à atteindre ).

 

N’est-ce pas cela, je le répète, le domaine d’intervention, la mission du religieux hospitalier, là où il travaille, dans des structures qui, tout en donnant des réponses technique, sont pauvres en humanité ? Et est-ce trahir sa mission spécifique que de rester dans des Œuvres complexes ( et considérées à tort comme n’ayant plus besoin du religieux ) pour témoigner de cette autre réalité que la société tend à négliger ?

 

La vie religieuse perd toute signification quand au lieu de fournir quelque chose d’autre, elle cherche à se faire accepter ( je dirais volontiers « se faire pardonner » d’exister), en s’adaptant, en entant en concurrence, en se mettant sur le même plan ; quand elle se limite à essayer d’obtenir ce que le monde possède déjà.

 

Humaniser l’Hôpital ne signifie pas ajouter n’importe quoi, ne signifie pas ajouter un luxe plus grand aux œuvres qui en ont déjà ; cela signifie donner à l’homme ce dont il a besoin, ou mieux, ce qu’il lui faut absolument. L’humanité est ce quelque chose d’autre que la vie religieuse est chargée de fournir au monde hospitalier pour rétablir un équilibre. L’humanisation de la vie répond à un besoin partagé par le monde entier ( il s’appelle respect des droits humais, respect de l’homme, réalisation et promotion de l’homme ; c’est toujours la même chose ) : notre société à besoin d’un « supplément » de cœur, en plus de « supplément d’âme » dont parle Bergson.

 

Et je dis que le malade d’aujourd’hui a besoin de cœur et d’âme ; outre les moyens techniques les plus avancés, il a besoin d’hospitalité au véritable sens du terme. Si l’Hôpital n’accueille pas l’homme comme hôte, si notre hôpital n’accueille pas comme hôte la totalité de l’homme, nous donnons un grand scandale, outre la perte de crédibilité de notre témoignage : les malades ne peuvent saisir quelque peu la réalité de Dieu que si nous le manifestons à travers notre humanité. Cela n’intéresse pas le malade que le religieux concurrence en habileté le médecin, l’infirmier, le gestionnaire laïque ; ce qui intéresse le malade, même s’il ne le manifeste pas, c’est que le religieux soit rempli d’humanité, car il sait bien le péril que court son humanité, car il sait bien le péril que court son humanité chaque fois qu’il entre à l’Hôpital.

 

Ce qui intéresse le malade, c’est d’avoir un point de référence sûr, un port où attacher sa propre barque, celle de l’existence que la maladie met en péril. Et qui donc peut représenter le port sinon le religieux qui, a pour temps plein et par vocation, à la suite d’un choix lucide et responsable, a consumé sa propre vie pour le bien être du prochain ?

 

Et pourtant, combien de fois, selon notre expérience, n’offrons-nous pas des ports impraticables aux malades, pour lesquels l’Hôpital est une terre étrangère, une mer remplie de périls ! Nous ne réfléchissons jamais assez sur le fait que, pour nous, l’Hôpital est notre maison dans laquelle, grâce à Dieu, nous, vivons depuis des dizaines d’années, et dont nous connaissons par conséquent les lieux, les personnes, les fonctions ; mais il n’en ait pas de même pour le malade. Pour lui, l’Hôpital est au contraire une jungle où l’on se dépêtre avec peine, car personne ne le prend par la main. On se lamente ensuite parce qu’au début, le malade est anxieux, ennuyeux, impudent ! Mais qu’avons nous fait pour lui dire qu’il est chez lui, qu’il n’est pas un étranger, que l’hôpital est sa famille, que nous sommes ses frères, que nous allons lui assurer une présence de telle sorte qu’il ne se sente plus étranger ? L’Hôpital n’est-il pas la maison des hôtes, l’auberge même où arrive l’homme porté par le bon Samaritain ? Et nos Hôpitaux ne sont-ils pas la maisons de Dieu, et par conséquent l’Eglise ?

 

C’est grâce à la reconnaissance du fait que nos maisons sont l’Eglise que notre hospitalité reçoit sa valeur théologique. Mais alors pourquoi est-ce que je laisse étranger dans sa patrie le malade, l’hospitalité ? Pourquoi encore est-ce que je le supporte avec indulgence, avec ennui, au lieu de lui ouvrir les bras ? Tout malade qui demeure étranger est un échec de notre mission. Et le malade peut rester étranger encore quand il a obtenu sa guérison physique, mais nons l’attention que mérite, par lui-même et parce qu’il est notre frère, tout homme qui entre dans nos maisons.

 

Sur ce point, mes chers frères, vous comprendrez qu’il ne nous suffit pas de vous communiquer notre pensée sur l’Humanisation : il importe que nous vous aidions à découvrir puis à écarter les obstacles qui nous empêchent de réaliser notre mission ( pour être hospitaliers, ) il faut être humains et capables d’humaniser ) ; il faut en même temps que nous précisons quels sont les meilleur moyens de réaliser, aujourd’hui comme hier, l’hospitalité de l’homme contemporain, à l’exemple et dans la ligne de saint Jean de Dieu.

 

Comment ne pas évoquer la parabole du bon Samaritain, « Un homme descendait de Jérusalem… ! » et réfléchir que le Samaritain a usé de miséricorde parce que l’autre était un homme, et non parce qu’il était un ami, un supérieur ou un puissant ? 

 

Nous sommes tous persuadés que ce n’est pas par hasard que le Seigneur fait défiler sur la route de Jéricho un prêtre, un homme religieux ; et qu’il dit de lui qu’il « passa outre », tout en ayant bien vu, c’est à dire en connaissant la situation de ce homme, tombé sur une bande de brigands.

 

Il faut remarquer ce que le Christ fait passer en priorité. De fait, quel autre but peut justifier le choix de la vie religieuse sinon celui de se consacrer à l’homme, au salut de l’homme « chargé de blessures », condamné par la société à mourir dans sa solitude, au bord de la route ?

 

L’Eglise même, si elle ne s’arrête pas devant l’homme, peut-elle vraiment se dire Eglise ? Qu’est-ce qu’un religieux, un prêtre, une Eglise peut avoir de plus important sinon de s’occuper de l’homme abandonné, seul, à la mort ? … Il n’est pas étonnant que le prophète dise de Dieu qu’il « détourne la face » (Is 2), malgré, devant lui, toutes nos « mains jointes » pour la prière, si nous ne commençons pas par « descendre de cheval » et par nous arrêter pour accueillir « dans notre hospice même » le malade, dépouillé de tous ses biens.

 

 Et nous, religieux hospitaliers ? Est-ce que nous faisons comme le prêtre de la parabole, qui passa outre ? Hélas, Oui, dans pas mal de nos œuvres, nous passons outre : vous le savez aussi, vous, que si nous passons outre… sous tant de prétextes, c’est en nous a appauvrissant, nous les premiers. Celui qui passe outre à l’homme malade, sa personne dans sa totalité n’est encore devenue une véritable personne, n’a pas encore atteint son unité, son humanité. En faite, si l’on avait l’humanité – qui est une valeur religieuse (« le Christ est le visage humain de Dieu ») – on serait capable de s’aimer soi-même, de se respecter, on saurait aussi aimer autrui, et non pas seulement s’occuper de sa maladie. Aujourd’hui, ma plus ferme conviction est que nous avons pour mission, dans nos œuvres, d’empêcher que l’on passe outre à l’homme, d’empêcher la séparation inhumaine de l’homme et de sa maladie, de personne et sa parties malade.

 

Sur le plan de la fonction spécifiquement sanitaire, passer outre signifie faire obstacle au processus de guérison. Ne serait-ce pas le patient, le malade, qui serait le premier et le principal agent thérapeutique ? En réalité, n’est-ce pas notre expérience quotidienne que le patient qui, pour divers motif, ne collabore pas à sa guérison, qui vit sa maladie de manière inadéquate, représente l’obstacle le plus évident à tout progrès thérapeutique ?

Il faut noter que le Samaritain, « en passant sur la même route, le vit et s’arrêta », car il « était mû par la pitié ». Exactement comme Dieu, lequel n’a qu’une seule passion, l’homme ! C’est pour lui, c’est pour l’homme et pour son salut, qu’il est descendu du ciel.

 

Il faut encore noter que ce Samaritain (qui appartenait réellement à la véritable Eglise), une fois qu’il a vu le blessé, c’est à dire une fois qu’il a pros conscience de la situation de son frère malheureux, ne s’est pas seulement arrêté, mais a accompli toit ce que savons, en posant ainsi une série d’actes qui méritent bien d’être appelés un programme de vie, spécialement d’un Frère de saint Jean de Dieu : synthèse de sa règle et exemple de la manière dont il faut l’observer. Une règle résumée dans ce nouveau décalogue de l’amour.

 

Voici comment l’Evangile décrit ce Samaritain, inspirateur de notre Fondateur, dont la seule raison d’avoir été appelé « saint Jean de Dieu » fut précisément qu’il a été le « révélateur de Dieu à travers l’amour ». C’est ainsi, dis-je, que s’exprime la véritable règle de l’infirmier divin :

«  1) il le voit,

    2) il s’émeut de compassion,

    3) il se penche sur lui,

    4) il lui bande ses blessures,

     5) il lui verse de l’huile et du vin,

     6) il lui charge sur son cheval,

     7) il le porte à l’auberge,

     8) il prend soin de lui,

     9) il paie pour lui,

    10) il revient en arrière pour payer ».

 

C’est tout cela que je veux dire quand je parle de notre mission, quand je fais appel à toute votre volonté pour empêcher que l’on passe « outre » à l’homme.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SECONDE PARTIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’Humaniser pour Humaniser

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frères, quand on parvient à percevoir avec clarté la mission stupéfiante que le seigneur nous a confiée au nom de Jésus, celle d’offrir à nos Frères qui souffrent nécessité, qui vivent la douleur de la maladie ou de la solitude, un accueil fraternel qui les aide à retrouver l’espoir de vivre, une angoissante question s’éveille spontanément en moi : « Sommes-nous capable de vivre cette mission et pouvons-nous le faire en conservant notre style de vie actuel et les formes d’apostolat que jusqu’à présent, nous avons développées ? »

 

Je suis absolument convaincu que notre mission  nous rend capables d’offrir à l’homme d’aujourd’hui des réponses qui l’aident à vivre humainement. Mais en même temps, je suis obligé de reconnaître que notre mode de vie comme religieux et que les formes par lesquelles nous réalisons notre mission de charité réclament de nous une révision en profondeur qui nous permette de prendre conscience de tout ce qui est dépassé, de ce qui désormais cesse de nous aider à répondre de manière cohérente à notre vocation hospitalière comme homme et comme apôtres.

 

Fruit de mon expérience du Supérieur Général de l’Ordre, cette considération a été confirmé et acceptée par le dernier Chapitre Général, puis manifestée, sous divers modes, dans tous les Chapitres Provinciaux.

 

C’est pour ces motifs que j’éprouve le devoir de faire miennes et de vous inviter à faire, avec sérieux et disponibilité, ces déclarations des Pères Capitulants : « Toute cette problématique nous a fait prendre conscience que – étant donné la mutation rapide de la société où nous vivons – L’Ordre se trouve à un tournant décisif où il faut prendre au sérieux la réalité, en la mettant en valeur à la lumière de l’Evangile ; pour préparer des changements urgents, nous souhaitons que le Charisme de Saint Jean de Dieu continue à être vivant dans l’Eglise » ( DCGS ) 2°.B.p.24 ).

 

Ces paroles nous confirment la nécessité pressante qui nous incombe de nous engager, chaque jour plus profondément, dans la rénovation de notre vie et de nos œuvres apostoliques. Fort de cette conviction, sans aucun doute partagée par tous les Confrères de l’Ordre, je me ses encouragé à vous présenter ma réflexion personnelle concernant la problématique que nous vivons comme religieux hospitaliers, avec l’espoir de contribuer positivement à une décision sereine pour notre vie personnelle et communautaire, de telle sorte que notre mission de charité, améliorée sur la plan de l’humanisation, puisse répondre adéquatement aux espérances et aux nécessités de l’homme qui, aujourd’hui, souffre non loin de nous.

 

 

Chapitre I

 

 

NOTRE REALITE NOUS STUMULE

 

 

 

 

Notre réalité comporte bien des éléments positifs et il est nécessaire d’en tenir compte afin de pouvoir s’appuyer sur eux au moment de tenter de résoudre les problèmes qui se présente à l’intérieur de nos Communautés et dans les Centres où nous développons notre action de charité.

 

Ce serait injustice de ne pas constater le fait qu’en dépit de nos limites humaines, nos Confrères vivent réellement leur vocation hospitalière, en se sentant bien unis à Dieu et, à partir de cette expérience, cherchent à rendre heureux leurs Confrères, se consacrent enfin avec enthousiasme au service des nécessiteux.

 

Ce serait de notre part injustice également de ne pas reconnaître qu’existe en général une disponibilité à la rénovation, et que des Communautés ont déjà pris au sérieux cet appel.

 

Ce serait un manque d’objectivité de ne pas manifester notre confiance et notre action de grâces à Dieu, comme je l’ai dit dans ma dernière circulaire, en ne reconnaissant pas que nous sommes en train de vivre dans l’Ordre un moment historique, où se manifeste plus clairement la présence de Dieu, avec son amour pour nous.

 

J’estime juste de vous inviter à prendre conscience de cette réalité positive, de notre réalité présente, afin que, dans la mesure où nous nous rendrons compte que notre vie mérite d’être vécu, nous y découvrions des aspects qui nous sollicitent à progresser et que nous puissions envisager avec confiance un avenir meilleur.

 

Si je n’étais pas convaincu qu’il vaut la peine d’être Frère de saint Jean de Dieu aujourd’hui, que dans notre Ordre se maintient vivant l’esprit ardent, l’âme généreuse et confiante de notre Fondateur, incarnés dans une vie simple, sacrifiée et donnée des Confrères, je renoncerais à insister de nouveau sur le fait que nous ne pouvons mettre sous le boisseau la lumière que nous avons reçue, mais que nous devons la faire grandir, afin que l’homme d’aujourd’hui découvre que Dieu continue à se préoccuper de se nécessités.

Je suis sûr qu’en m’appuyant sur la force issue du Charisme que nous avons reçu et sur l’amour que Dieu rend présent dans chacune de nos maisons – ces véritables temples de Dieu, car s’y exerce la charité à l’égard du prochain et parce que « Dieu est charité et que son amour se réalise quand nous aimons notre prochain » ( Jn 4, 8-12 ) – il nous est possible de surmonter toute difficulté et, surtout, de réaliser des œuvres d’amour capables de démontrer à nos contemporains que la charité chrétienne continue à posséder des forces plus que suffisantes pour transformer le monde.

 

Il m’est nécessaire de rappeler ces choses, afin que nous soyons capables de considérer les problèmes réels que nous vivons, d’en faire l’analyse et de les prendre en charge, sans angoisse. Je considère comme une chance et comme une grâce spéciale de Dieu le faite qu’au Chapitre Général Extraordinaire, on ait réfléchi et qu’on se soit exprimé avec grande clarté et simplicité sur les aspects négatifs de notre vie, de nos communautés et de nos œuvres. Et cela, parce que prendre une conscience responsable des problèmes qui existent est accomplir un pas important vers leur solution.

 

Les réflexions que je vais maintenant partager avec vous et qui touchent les aspects négatifs de notre réalité ont été mis en évidence par les Confrères qui ont participé au Chapitre Général ; je voudrais à mon tour les faire avec sérénité, en les fondant sur la foi et sur l’espérance. Je souhaite qu’elle soient tout à la fous simples et profondes, qu’elles ne se bornent pas à dire que nous sommes affrontés à tel ou tel problème, mais qu’elles nous aident à remonter jusqu’à leur causes, en accepter humblement et avec confiance en Dieu les conséquences et à chercher les pistes de solution qui nous aideront à vivre dans la joie et la liberté des fils de Dieu.

 

Il ne s’agit donc pas de faire la critique de quiconque ni, a fortiori, d’accuser ou de culpabiliser personne. C’est l’autocritique d’un de vos Confrères qui par le dessein de Dieu, assume aujourd’hui la responsabilité de collaborer avec l’Esprit, au nom de notre fondateur, afin que, du premier au dernier des membres de notre Institut bien-aimé, nous vivons notre consécration aux souffrants  « en conformité avec la vocation que nous avons reçu » ( Eph 4, 2 ).

 

Ombres dans notre « style de vie »

 

Les Déclarations du Chapitre Général mettent en évidence la « difficulté de concilier trois plans d’activité du Confrère : personnel, communautaire, apostolique dans la  « fonction hospitalière » ( DCGS 2° A. 3, 12 ).

 

Si nous nous demandons où peut se trouver la cause de cette difficulté, je crois que nous pouvons facilement percevoir qu’elle réside dans le fait que nous ne vivons pas « centrés », c’est à dire que nous n’avons pas atteint l’« unité » personnelle nos permettant de nous réaliser dans la vie, ce qui est la base pour concilier notre être personnel avec les activités qui en manifestent la vie.

 

Déjà quand j’ai commencé à parler du processus de rénovation dans l’Ordre, je vous ai dit que nous étions trop habitués à conjuguer le verbe « faire », en négligeant l’importance de conjuguer également le verbe «être ». Face à la réalité que met ne évidence le Chapitre Général, j’estime le moment venu de chercher à conjuguer tout ensemble d’être et le faire, afin de pouvoir surmonter la division, la dichotomie de notre existence.

 

Sans prétendre faire la théologie de notre vie hospitalière, il me semble opportun de vous présenter quelques idées simples concernant ce que j’entends par « vivre » nos activités de manière équilibrée.

 

Comment pourrons-nous réoccuper les divers plans qui constituent l’intégrité de notre vie ? Je vais penser à voix haute et partager avec vous ce que, d’emblée, je pense être notre vie comme personne et comme groupe :

 

1) Nous sommes chrétiens ; grâce à un appel spécial de Dieu, nous avons décidé de vivre radicalement l’Evangile, en suivant le Christ pauvre, obéissant et chaste (cf. LG, n° 43 et sv ), selon le style de saint Jean de Dieu, dans l’hospitalité.

2) Cette résolution de suivre le christ, nous ne la réalisons pas individuellement, mais comme membres d’une Communauté – l’Ordre qui nous a communiqué le Charisme – et nous la partageons avec un groupe de personnes qui se sont réunies non parce que d’abord elles se connaissaient et étaient amies, ou dans le but de gagner leur vie ensemble, mais parce que tous les éléments du groupe vivent la même foi dans le Christ e que tous, également, ont été appelés à vivre le même Charisme et à remplir la même mission de charité.

 

  Par ailleurs, ce que vient d’être dit n’annule pas les qualités individuelles, pas plus qu’il ne supprime les particularités originales de chacun d’entre nous, car nous sommes porteur d’une histoire personnelle, de sentiments donnés, de modes caractéristiques de notre pensée, etc.

 

En considérant ces aspects fondamentaux de notre identité de personnes et de groupe, nos pouvons constater qu’une des causes qui expliquent la difficulté de vivre les dives aspects de nos activités et qui, à mon humble avis, est la cause du défaut d’« équilibre » de notre vie personnelle, est le fait que nous n’avons pas atteint la maturité nécessaire pour être nous-mêmes, pour fonder notre identité de personnes et l’équilibre de notre vie.

 

A quelle maturité  est-ce que je me réfère ? Je me réfère à la maturité propre d’une personne consacrée à Dieu dans la vie religieuse-hospitalière, ce qui exige une maturité de personne et une maturité de foi. En réalité, il n’y pas de maturité religieuse séparé d’une maturité personnelle, et celle-ci au contraire en ai la condition. Il n’est pas inutile, me semble-t-il, d’insister sur chacun de ces points.

Certaines manifestations du défaut de maturité sur le plan affectif et émotionnel

 

  Une constatation de caractère général est que l’homme d’aujourd’hui, malgré toutes les possibilités qu’il a d’être heureux, se sent insatisfait, et concrètement se sent isolé, seul. Ce sentiment général se remarque hélas aussi dans les Communautés religieuses. Mon expérience, enrichie par celle d’autres Supérieurs Majeurs, me permet de dire que le problème de la solitude, de l’isolement, la sensation que dans nos Communautés ne règne pas un climat qui facilite et permette des relations personnelles profondes répondant aux exigences essentielles de toutes personnes, est un problème qui concerne aussi bien les Confrères âgés que ceux d’âge moyen et les jeunes.

 

  Nous qui avons un bon nombre d’années de vie religieuse, nous avons reçu une formation où les valeurs de la personne, et plus concrètement les valeurs affectives, étaient sous-évaluées, voire même exagérément réprimées, selon le principe que cela était plus « parfait », l’essence de ce que Dieu demandait de nous par le vœu de chasteté. Ce n’est la faute de personne en particulier, mais nous devons nous sentir tous responsables, car nous avons créé des milieux de vie où les personnes ont perdu la spontanéité : les rapports mutuels étaient stéréotypés, superficiels… froids.

 

Il nous a été dit de nous aimer ainsi, car cela accroissait notre amour de Dieu et nous rendait capables de nous donner plus généreusement aux malades. Quelles ont été les conséquences ? le Chapitre Général, auquel ont participé des Confrères ayant une expérience notable de la vie religieuse, a mis en évidence le problème suivant : « Pauvreté de relations personnelles au niveau de la foi et de

 la communication de vie » ( DCGS II. 3, 14 ).

 

    Cette manière de vivre en communauté n’a pas donné les fruits attendus, car on cherchait à « spiritualiser » tellement l’amour humain qu’on arrivait à donner l’impression de vouloir vivre « désincarnés ».

 

   J’ai dit que ce problème de défaut de maturité et ses conséquences sont sentis et vécus également par les religieux jeunes, d’ailleurs avec une attitude de révolte à leur égard. Ils font partie d’une génération dont la société a bouleversé les valeurs, en privilégiant le bien-être matériel, parfois au point d’en faire le centre des intérêts. Dans ce milieu, la majorité des familles ont eu pour souci que leurs enfants ne manquent de rien, en effet, mais qu’ils ne réussissent guère à faire la rencontre de leurs parents ; quand cette rencontre a lieu, ceux-ci sont trop fatigués pour les écouter et leur offrir leur affection et l’appui dont ils ont besoin.

 

Ainsi, nous nous trouvons devant la réalité d’une jeunesse insatisfaite, vide, presque sans idéal… : situation dont la jeunesse même n’  est pas responsable. Les jeunes, qui disposent de moyens d’information meilleurs et, en général, plus clairs que ceux dont nous disposions, y découvrent que les valeurs de la personne, et surtout la capacité d’aimer et d’être aimé, sont bien au-dessus des valeurs matérielles du bien-être, qui ne leur ont pas donné satisfaction.

 

Quand un de ces jeunes fait la rencontre de lui-même dans le Christ et qu’il découvre que sa vie peut avoir un sens, que les aspirations qu’il éprouve peuvent être satisfaites dans la vie religieuse, qu’il en vient à vivre avec nous et fait sa profession, il apporte avec lui, sinon de fortes tares affectives, du moins tout ce manque d’affection, ainsi que l’insécurité et l’insatisfaction de sa vie antérieure.

Je ne crois pas me tromper en affirmant que sinon chez tous, du moins chez presque tous les jeunes qui, aujourd’hui, ont fait leur profession dans l’Ordre ou se trouvent en période de formation, entre les principales aspirations dont ils furent animés  pour beaucoup, sur un mode inconscient à se faire religieux, il y avait celle de trouver un milieu de personnes mûres, dont ils souhaitent qu’elles soient vraiment adultes et qui puissent les aider à vivre leur capacité d’aimer et d’être aimés.

 

   Quel est le milieu qu’ils trouvent en arrivant chez nous ? Au début du chapitre, j’ai déjà dit que tout n’est pas négatif et qu’il ne fallait pas généraliser, outre que nous sommes en train de faire quelques pas sur la route de la rénovation. Mais si l’on revient aux Déclarations du Chapitre Général Extraordinaire, « Nous manquons de Communautés authentiques, capables d’accueillir les jeunes » ( DCGS, II, 4, 16 ).

 

   Devant ces deux groupes de personnes (ceux d’entre nous qui ont reçu une formation de type plutôt répressif et les jeunes, qui vivent les conséquences de notre formation au moment de leur croissance ), il n’est pas hasardeux de tirer quelques conclusions concrètes qui vont mettre en évidence la manifestation de notre défaut de maturité affective.

 

   Dans nos Communauté, nous rencontrons même des personnes d’âge adulte qui ont des réactions de type infantile, faisant apparaître, par des actions personnelles adaptées aux symptômes, des personnes qui se croient le « centre » du monde, qui ont besoin que tous soient suspendus à leurs lèvres et leur prêtent attention totale, mais qui vivent sans cesse dans l’insatisfaction. Ces personnes sont incapables de se rendre compte qu’elles aussi sont appelées à répondre aux besoins de leurs Confrères.

  

   Surtout, je crois que la manifestation la plus claire des comportements infantiles apparaît quand on ne fait que critiquer la Communauté, exiger tout de la Communauté, comme si la Communauté était la « maman » qui devait alimenter ses enfants, sans se rendre compte que moi, que chacun de nous , sommes la Communauté, qu’elle est incapable de fonctionner si, moi, je ne fonctionne pas, qu’elle ne peut offrir accueil, possibilité de dialogue, etc. Si, moi, je ne suis pas capable d’accueil, de vivre les attitudes réclamées par le dialogue.

 

   Chers Confrères, je n’ai aucune envie de critiquer, pas plus que de décourager aucun d’entre vous par mes observations : ce qui me pousse, c’est le souci, le vif désir que dans chacune de nos Communautés nous puissions arriver à surmonter ces réactions qui causent tant de tort à la croissance du groupe et qui, en sommes, ne conviennent pas à des personnes adultes, même avancées en âge. Je vous présente ces observations avec toute l’affection que j’éprouve à votre égard, de sorte que si vous vous trouvez dépeints en telle ou telle chose que j’ai mise en évidence, au lieu de vous décourager, vous preniez cela en considération et que vous cherchiez à le surmonter, convaincus que la personne, surtout la personne qui croit en Dieu, est toujours capable de « renaître ».

 

   Une autre forme où se manifeste l’immaturité et qui rend difficiles les rapports des personnes et les progrès des groupes sont les comportements adolescents : ils peuvent apparaître dans des actes de type varié. Il existe des personnes, extrêmement sensibles, qui souffrent quand le milieu où elles vivent ne leur offre pas les signes d’accueil, d’estime et d’affection dont elles ont besoins et qui, malgré tout, semblent froides, insensibles à tout ce qui est le signe d’une manifestation d’intérêt à leur égard. On trouve des personnes qui réagissent négativement quand on parle de la nécessité de partager notre vie dans un climat de plus grande amitié et profondeur, des personnes qui défendent leur « intimité » contre n’importe quoi, qu’ils interprètent comme une violation de leur vie privée… Il existe des cas où ce qui peut sembler signe de confiance envers autrui n’est autre chose que le désir de satisfaire un besoin affectif, une effusion personnelle ; l’on croit que c’est de l’amitié, qu’on crée une relation authentique avec l’autre… et on l’accapare, on veut une intimité seul à seul avec lui ; et l’on perd toute confiance en lui, on doute de sa fidélité lorsqu’on le voit causer avec quelqu’un d’autre ou si l’on sait qu’il a confiance en cet autre.

 

   Certes, il n’est pas facile d’arriver à nouer et à vivre des relations personnelles profondes. Il faut accepter également que l’amitié – bien que nécessaire et belle en elle-même – constitue un privilège pour peu de gens. La raison en est qu’il n’est pas simples d’arriver à vivre l’amour adulte, car il exige réciprocité, transparence connaissance mutuelle, mise en valeur et acceptation de soi-même et de l’autre, comme personnes appelées à croître dans l’amour en partant de la liberté et dans la liberté.

 

   A ce propos, il me semble important de nous arrêter quelque peu à examiner certaines caractéristiques de l’amour adulte. A mon sens, les plus importantes pour notre vie sont les suivants :

 

   a) La connaissance de nous-mêmes. Ayant déjà vécu bien des années dans la vie hospitalière, nous avons reçu une formation où nous avons été stimulés surtout à nous préoccuper des aspects négatif de notre vie. Les examens de conscience, les chapitres de coulpe ont introduit dans notre existence un comportement négatif qui ne mettait en évidence que la part obscure, le péché… On assurait que l’humilité consistaient en cela, que c’était ainsi qu’on pouvait vivre plus ouverts à la grâce de Dieu. Or, bien que pour des motifs différents, les jeunes ont néanmoins découvert qu’il y a du positif dans leur vie, à partir d’une connaissance authentique, réelle d’eux-mêmes.

 

   Le fait est que nous ne nous connaissons pas ou que nous nous connaissons mal. Nous avons oublié dans la vie réelle, dans notre vie concrète, de découvrir que Dieu nous a communiqué des dons, des qualités positives, et qu’Il attend et désire que nous les développions : « Vous êtes le sel de la terre… vous êtes la lumière su monde… On ne peut cacher une cité situé sur le sommet d’une montagne, et on n’allume pas une lampe pour mettre sous le boisseau, mais pour mettre sur le candélabre, afin q’elle illumine tous ceux qui sont dans la maison » (Mt 5, 13-15 ).

 

   Nous avons pris l’habitude de voir sur le mode négatif non seulement notre vie, mais celle d’autrui. Et nous ne sommes presque jamais capables de nous réjouir et de remercier Dieu pour nos qualités.

 

   b) La valorisation. Si nous ne voyons pas que du positif existe en nous, il est impossible d’arriver à bien se valorisé. Or étant donné l’impossible pour l’homme de se réalisé sans se sentir valorisé, il est normal que nous cherchions des compensations en dehors de nous-mêmes, en nous décentrant, en nous attachant à des choses ou à une personne donnée ; dans les relations avec Dieu, nous aurons aussi une attitude de décentrement car, à partir d’une idée négative de nous-mêmes et d’une erreur de valorisation, nous cherchons en autrui appui et sécurité… alors que Dieu au contraire a constitué chacun de nous responsable de sa propre existence et de celle des Confrères ( cf. Gn 4, 9 ; 9, 5.6 ).

 

   c) L’acceptation. Il est évident que, faute des deux nécessités précédentes,  il en résulte l’impossibilité d’une acceptation authentique de soi-même, car il ne plaît à personne d’accepter qu’il n’y ait que des réalités négatives dans sa vie. Et parce que nous n’avons pas regardé avec simplicité la partie positive, nous avons parfois presque peur de la découvrir ; il nous semble que serait manquer d’humilité. Ou bien nous nous rendons compte que si nous découvrons des aspects positifs, des valeurs de notre vie, cela exige de nous de les développer ; ou bien nous ne nous acceptons pas, à moins que nous nous acceptions passivement en pensant et en disant que « nos sommes faits ainsi et que pouvons nous faire ? » ou bien « Dieu m’a fait ainsi et je ne peux pas changer ».

 

   Chers Confrères, je vous invite avec sérénité, dans l’esprit authentique de pauvreté qui nous appelle à vivre Jésus, de prendre en considération ces simples réflexions que je fais à voix haute avec vous et pour nous. Je suis sûr que cela pourra nous aider à découvrir que dans notre existence personnelle, dans nos Confrères, dans nos Communautés, existent des valeurs qui, développées et mises en commun, pourront contribuer à changer le milieu de nos Maisons.

 

Quelques manifestation du manque de maturité dan la foi

 

   Il n’est presque pas besoin pour nous d’entrer dans trop de détails, étant donné qu’il est facile de déduire que la personne adulte, qui vit avec des comportements infantiles ou adolescents ses relations avec autrui, le fait parce qu’elle n’a pas confiance en elle-même et qu’elle ne croit pas certainement pas aux autres. Et si nous ne croyons aucunement en nous, faute de nous connaître, nous ne nous valorisons pas, nous ne nous acceptons pas bien, il est impossible que notre foi en Dieu soit aussi une foi adulte, une fois mûre, et nous pouvons dire avec saint Jean : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas ; c’est un menteur » ( 1 Jn 4, 20-21 ).

 

   Le Chapitre Général Extraordinaire nous rappelle qu’il « manque une vie intérieure profonde » et que « nos relations au niveau de la foi » sont pauvres ( DCGS II, 2,5 et 3, 12 ). En divers Chapitres Provinciaux, on a mis en relief le fait que notre prière est marquée par l’habitude et qu’il n’y a pas de liens entre la prière et le reste de notre vie.. Au fond, nous en revenons à découvrir le problème mis en évidence au début de ce chapitre : celui d’une existence équilibrée.

 

   Quand je me réfère au thème de la prière et des déficiences de l’apostolat, je suis chaque jour plus convaincu qu’une des causes, outre la principale déjà énoncée, est que nous n’avons pas découvert, ou que nous sommes incapables de la remarquer dans notre fondateur, qu’il nous manque un style de prière propre à notre vie de Frères de saint Jean de Dieu, carence qui n’existe pas chez notre Fondateur. Je considère cela comme un thème d’importance vitale, qu’il nous faut approfondir, afin d’atteindre le style de prière qui soit accordé notre spiritualité. Je me sens pas capable d’approfondir ultérieurement ce thème, mais il est vital de pousser cette recherche, spécialement de la part des Confrères prêtres de l’Ordre : ce serait un grand service rendu non seulement à nos Confrères, mais à toute l’Eglise.

 

   Nous ne pouvons pas passer sous silence qu’il est insuffisant d’avoir découvert la fonction de la prière : il nous faut chercher le moyen de rendre vivantes les célébrations liturgiques, actuellement marquées par l’habitude, monotones, privées de vie et sans incidence sur notre vie normale. A partir d’un respect équilibré des orientations liturgiques de l’Eglise, il est possible de faire acte de créativité. Il nous faut arriver à un mode de vie normal, où Dieu se rende présent et où nous sachions le découvrir en nous-mêmes, en nos Confrères, dans les malades et les nécessiteux, dans les évènements les plus ordinaires de notre vie. Alors notre vie de prière sera un signe authentique de communion entre nous et avec les hommes.

  

Répercussions sur notre apostolat

 

  Dans les déclarations du Chapitre Extraordinaire, nous lisons :   « le problème fondamental est d’arriver à trouver un équilibre entre la « logique d’assistance » et la « logique d’évangélisation », tel que l’implique et l’exige le charisme spécifique de l’Ordre » ( DCGS II b, p. 22 ).

 

   Il nous est plus facile de comprendre et de bien voir que nous avons besoin d’humaniser notre vie, c’est à dire d’arriver à vivre l’unité, l’humanité, la valeur de notre existence, pour pouvoir ensuite être attentifs à l’humanisation de l’assistance, promoteurs et défenseurs des droits de la personne, spécialement des personnes qui souffrent.

 

   Je crois qu’en tenant compte des aspects négatifs que nous avons mis en évidence, notamment les comportements infantiles et adolescents qui se remarquent dans nos Communautés, nous pouvons comprendre la raison de certains de nos réactions négatives dans la vie pratique. Je vous invite à réfléchir sur avec moi sur celles que le Chapitre Général a soulignées de manière spéciale :

 

   1) Nous courons le danger de perdre le sens apostolique de notre vie, de ne pas nous sentir les membres vivants de l’Eglise. Nous sommes trop enfermés dans nos milieux, où l’on remarque le manque de pauvreté évangélique, car nous vivons en dehors de la « réalité quotidienne du pauvre » ( cf. DCGS II, 2, n° 5-7, 13 et 15 ).

   Ne convenez-vous pas avec moi qu’il est impossible de vivre ce que signifie notre vie dans l’Eglise, avec un sens authentique et un contenu apostolique si, à la base de tout, manque une personnalité mûre, centrée sur elle-même, centrée sur sa vocation propre – qui se considère heureuse – centrée sur Dieu ?

 

   2) « Il nous manque la capacité de communiquer l’esprit dont nous vivons, ce que signifie notre mission apostolique, ainsi qu’un style authentique d’assistance centré sur l’homme et à son service dans la dignité et l’efficacité. Et nous influons d’autant moins , au niveau de l’Eglise, pour promouvoir et réaliser une véritable pastorale hospitalière » ( cf. DCGS II, 2, nn. 7, 8, 9 ).

 

   Je crois qu’il est extrêmement important, si vous voulons retrouver la signification authentique de notre mission dans la société et dans l’Eglise, que nous nous arrêtions à beaucoup réfléchir sur ce qui suit : « La difficulté d’insérer les laïcs, les volontaires et les bienfaiteurs dans notre esprit et notre mission hospitalière » ( DCGS II, A 2, 9 ).

 

   A partir d’un accord objectif et serein, il est juste de reconnaître que, sans la collaboration des 25 000 laïcs qui travaillent avec nous, il serait impossible de réaliser de notre travail actuel d’assistance et nous nous verrions contraints de fermer la majorité de nos maisons. De plus, l’assistance que nous offrons, et qui est unanimement reconnue comme efficace, nous pourrions continuer à la prêter mais de moins en moins, vu notre petite nombre ; quant à notre qualification professionnelle, il n’est certain q’elle soit celle à laquelle, aujourd’hui plus que jamais, l’homme malade et nécessiteux a droit.

 

Il est de notre devoir précis et grave de nous réaliser véritablement, comme hommes et comme religieux, car ce n’est que de cette manière que nous pourrons avoir une influence sur les personnes qui travaillent avec nous. Sans la collaborations des laïcs aujourd’hui, il nous serait impossible de subsister. Par ailleurs, rappelons-nous que c’est l’Eglise même qui exhorte le laïc croyant à se consacrer à l’apostolat, et cet apostolat est aussi un témoignage authentique du Christ et de la dignité absolue de la personne.

 

   Avec cette prise de conscience et de croissance spirituelle, nous comprenons que le laïc qui travaille avec nous est notre collaborateur dans l’apostolat aussi, et pas seulement dans le travail, et nullement quelqu’un qui nous fasse concurrence et qui nous détrône.

 

   Ne peut être « détrôné » que celui qui ne se sent pas sûr ni réalisé, et non pas celui qui est vraiment identifié avec sa mission, celui qui a bien compris que mission n’est pas pouvoir, que le service du malade ne doit pas être une manière d’affirmer son insécurité personnelle, mais n’est qu’une manifestation extérieure de son existence propre et de son propre credo.

 

   Il nous faut reconnaître qu’une des causes de notre incapacité d’influer par notre vie, de façon positive, sur la transmission des valeurs contenues dans notre mission de charité est « le manque d’une vie intérieure profonde, de communion fraternelle et de rénovation dans la préparation humaine, théologique et professionnelle, etc. ( DCGS 2°, A II 5 ) . 

 

   Nous sommes tous d’accord, me semble-t-il, pour affirmer que nous n’atteindrons jamais une rénovations en profondeur de notre vie par la seule acquisition de plus grandes connaissances théoriques, bien que nous ne puissions les négliger. Si nous voulons obtenir un changement, une rénovation, être capable de communiquer notre esprit et la philosophie qui anime notre existence de personnes au services des hommes qui souffrent, ce n’est que dans la mesure où nous parviendrons à croître au niveau humain et à celui de la foi.

 

   Il est indispensable de comprendre que, pour nous réaliser, il ne suffit pas d’atteindre une plus grande maturité psychologique, affective, ou de chercher à humaniser nos œuvres en utilisant une technologie plus avancée, mais qu’il faut unir maturité humaine et maturité de foi. La réalité fondamentale qui a marqué notre vie est d’avoir placé le Christ au centre de celle-ci ; à cela il nous faut être fidèles. Il nous faut savoir unir harmonieusement technique, humanisation et foi.

   Faute de réussir à vivre dans cet équilibre évangélique tous les aspects de notre vie, nous ne ferons qu’accroître le « déséquilibre » dénoncé par le Chapitre Général comme cause majeure de tous les problèmes où nous nous débattons.

 

   Tout en reconnaissant l’énorme richesse humaine et spirituelle qui, sous forme latente et potentielle, existe dans notre Institut, je vous exhorte à assimiler sérieusement et à vivre le charisme le plus authentique que nous a transmis notre saint Fondateur : un profond esprit de service envers les nécessiteux. C’est vivre dans l’esprit évangélique le plus authentique et c’est la condition qui nous permettra d’envisager un avenir pour notre Institut.

 

   A la lumière de notre merveilleux charisme, plus que jamais actuel, je vous exhorte encore à réviser notre comportement à l’égard des laïcs qui travaillent avec nous ;  regardons-les comme nos frères, la lumière de l’Evangile et de l’action de notre Père saint Jean de Dieu.

 

   C’est sur le même rang que nous, que les laïcs sont appelés à rendre témoignage au Christ dans le service des nécessiteux, grâce à leur consécration humaine et humanisante.

 

Chapitre II

 

LES BASES DU PROGRES

DANS L’HUMANISATION

 

 

 

 

   Pour nous  renouveler dans le domaine de l’humanisation de notre existence personnelle et communautaire, il ne suffit pas de découvrir les problèmes et leurs principales causes. S’arrêter ici serait se borner à un travail d’analyse, avec le risque que la découverte des points négatifs de notre vie nous induise au découragement et à la culpabilisation.

 

   Pour nous renouveler en profondeur et réussir à être des témoins authentiques de l’humanisation, il est indispensable de nous réapproprier les valeurs qui existent en nous : valeurs personnelles, valeurs de notre communautés, valeurs potentielles contenue dans notre réception du charisme de l’hospitalité et de la mission de charité au service des pauvres, malades, etc.

 

   Il est consolant de pouvoir partager avec vous toutes les richesses de notre vie. Je ne prétends pas être exhaustif dans l’énumération pas plus que dans la réflexion. Je ne cherche qu’a placer devant vos yeux une réalité qui existe en nous, que nous sommes, afin de nous encourager et de renforcer votre espérance, parce que si nous ne découvrons pas en nous-mêmes les motifs qui nous stimulent à cheminer vers la plénitude à laquelle Dieu nous appelle, il est facile de se laisser prendre par le découragement et d’abandonner la route qu’on a prise.

  

Caractère central de la personne humaine

 

   Il est possible de vivre joyeusement sa vie quotidienne d’homme sans être profondément convaincu que l’homme, la personne humaine considérée en elle même et au point de vue du plan salvifique de Dieu, porte des valeurs déterminées qui l’a constituent en une réalité inviolable, sacrée.

 

   Mon affirmation n’est pas exagérée. Elle est confirmée par le récit de la création de l’homme à son image et ressemblance … et Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu il le créa » ( Gen1, 26-27 ).

 

   Dès le début de l’apparition de l’homme sur la terre, l’humanité est porteuse des richesses de la vie même de Dieu… est demeure de Dieu, « image de Dieu », est appelée à rendre Dieu présent dans le monde et à poursuivre, au nom de Dieu même, le processus de la création. Et pareillement, dès le début, et déjà avant la création même, le Père « nous a choisis avec le Christ avant de créer le monde… en nous destinant, déjà depuis lors, à être adoptés comme ses fils par la médiation du Christ Jésus » ( Eph. 1, 4-5 ).

 

   Mes Frères, nous pourrions découvrir la grande dignité de la personne humaine et la profondeur de ses virtualités à partir du Christ, de la personne de Jésus de Nazareth, « Dieu avec nous » ( Mathieu 1, 23 ) et de son style de vie, qui nous offre la manière la plus profonde d’être homme parmi les hommes, et nous découvririons la dignité intrinsèque de la personne humaine. C’est en Jésus que nous sommes appelés à découvrir ce que signifie l’humanisation authentique, ce que signifie « s’incarner » et partager la vie avec nos frères. C’est en Lui que nous sommes appelés à contempler tout l’amour que Dieu éprouve pour l’homme :

 

   « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tous ceux qui croient en lui aient la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » ( Jn 3, 16-17 ).

 

   Il yen a certains qui pensent que s’humaniser serait, pour ainsi dire, oublier Dieu quelque peu. Ceux qui auraient un doute sur la manière dont nous entendons l’humanisation et son contenu, à la lumière de la personne et de la vie de Jésus de Nazareth, peuvent percevoir maintenant avec clarté ce que cela signifie, car c’est le même Dieu qui, à partir de Jésus, invite à nous sentir réhabilités et sauvé dans notre humanité… Il nous faut découvrir que notre vocation d’hospitaliers est un appel de Dieu pour réhabiliter l’homme et lui annoncer que sa vie humaine a un sens, que sa personne à été placée par Dieu même au centre de l’histoire du monde, de l’histoire du Salut.

 

   En nous fondant sur ses simples considérations, nous pouvons voir que notre vocation de Frères de saint Jean de Dieu fait de nous sur ces simples considérations, nous pouvons voir que notre vocation de Frères de saint Jean de Dieu fais de nous les collaborateurs de Dieu dans le processus de l’humanisation.

 

   Nous pouvons affirmer que c’est la vocation que reçoit non seulement chaque religieux, mais chaque croyant, chaque homme. C’est pour cela que nous insistons sur le fait que Dieu nous demande, en nous en donnant les moyens, de réaliser la mission que nous a confiée l’Eglise au nom de Dieu même.

 

   La partie de l’humanité où Dieu nous demande de centrer notre vie est formée de ceux qui vivent en eux-mêmes la douloureuse expérience de la maladie, de la solitude, de la pauvreté, du manque d’amour. Tels sont ceux que Dieu nous confie et il nous invite à vivre avec eux, a les servir, à les recevoir en nous, dans notre propre existence, à les réhabiliter et à les aider à atteindre leur libération et leur salut.

 

   Pour vivre en communauté dans une attitude de consécration et de service à l’égard de tous ceux qui manquent des biens de la santé physique ou mentale, des moyens de vie dignes de l’homme ; pour vivre notre service non comme purs altruistes mais comme apôtres, nous pouvons compter sur l’exemple de Jésus de Nazareth et, plus proche de nous, sur celui de notre fondateur, car nous trouvons dans sa vie une manière concrète de collaborer au processus de salut de l’homme, à sa rédemption et à sa réhabilitation.

 

   Certes, aujourd’hui, nous ne pouvons pas exercer notre mission sur le même mode que celui de Jésus et de saint Jean de Dieu. Car une évolution a eu lieu pour le monde comme pour l’homme. Mais nous sommes appelés à « vivre selon les sentiments du Christ » ( Ph 2, 5 ) et selon les attitudes de notre Saint Fondateur.

  

Caractère central de Dieu dans notre vie

 

   L’attitude fondamentale de Jésus est de savoir et de se sentir un avec le Père, de se savoir et de se sentir profondément aimé par Lui.

 

   C’est à partir de cette expérience d’unité avec Dieu et de la présence du Père dans sa propre vie que Jésus réalise sa mission, et il se sent appuyé intérieurement, à tout moment de sa vie terrestre.

 

   Ce fut aussi l’attitude fondamentale de notre Père, à partir de sa conversion. Jean de Dieu découvre que Dieu l’aime. Et il expérimente de manière spéciale l’amour de Dieu dans sa miséricorde à son égard.

 

   A partir de cette expérience, Jean de Dieu vit l’attitude de miséricorde et de charité envers tous le hommes, il peut s’identifier à eux, il réussit à les réhabiliter et à communiquer leur amour.

 

   La manifestation de Dieu comme amour miséricordieux, par lequel il nous communique la présence de Jésus, constitue la base de notre spiritualité de Frères de saint Jean de Dieu. Quand nous arrivons à expérimenter en nous cet amour miséricordieux de Dieu, nous nous sentons réhabilités dans notre vie, nous le savons, nous nous connaissons comme sauvé par Dieu. Ce salut continue à développer en moi pendant toute mon existence, dans la mesure où je m’y ouvre chaque jour.

 

   Cette expérience d’un Dieu qui nous aime nos communique en outre, chaque jour, la capacité d’aimer miséricordieusement nos frères, crée en nous les valeurs positives de notre personnalité et nous aide à nous valoriser et à accepter, y compris nos faiblesses.

 

L’expérience concrète de la présence du Christ

 

   La manière concrète dont nous sommes appelés à manifester le Christ est son attitude de service envers les nécessiteux, par son amour qui guérit, qui libère, qui fait du bien à tous ( Ac 10, 38 )… ; ce sont le gestes par lesquels il rend présent l’amour miséricordieux du Père à l’égard des pauvres, de malades, des affamés, des pécheurs.

 

   Cela signifie que Jésus nous qualifie pour pouvoir vivre selon son esprit, et Lui, qui est présent en tout homme, nous qualifie par le moyen de sa présence en nous comme amour miséricordieux.

 

   Et ainsi, de même que Jésus, dans sa vie et dans ces actes, fut salut pour l’homme, il se fait Salut en nous, nous envoie pour que nous soyons Salut, témoins de ce Salut même que nous recevons. Il nous demande d’être témoins comme Lui, en aimant l’homme, en percevant en l’homme la présence de Jésus lui-même : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40 ).

 

   La première idée qui vient à l’esprit dans la considération de cette nécessité de centrer notre vie en Dieu et de découvrir en nous la présence de Christ comme amour miséricordieux, est de penser, encore une fois, à l’importance de notre vie pour Dieu et à la confiance qu’il nous faite. Mon attention est exigée par cette attitude de confiance de Dieu envers l’homme. Il sait et connaît notre pauvreté, notre faiblesse, mais nous fait entièrement confiance.

 

   Cette confiance qu’il nous porte me stimule à vous inviter à approfondir les motifs que nous avons d’aimer notre vie, notre vocation ; elle me pousse à prendre au sérieux, à valoriser ce que signifie la personne, celle de mes frères, de hommes, spécialement la personne des Confrères de ma communauté.

 

   Cette manière dont Dieu agit me sollicite à découvrir que, dès le moment où il m’a choisi comme Frère de saint Jean de Dieu, pour suivre Jésus selon le style de notre saint fondateur et où il m’a amené dans une Communauté, il me demande de me rendre sensible à la richesse de vie de mes frères et à partager avec eux les richesses de ma propre vie.

 

Importance de la communauté

 

   C’est par le moyen de la Communauté, de l’Ordre que nous avons reçu l’appel de Dieu, et c’est sous l’animation de même Communauté que nous réalisons notre mission apostolique. Nous n’avons pas reçu une mission individuelle. Nous n’avons pas été appelés à agir isolément. Nous avons été appelés pour partager notre vie avec un groupe de personnes qui aiment leur vie, centrée sur Dieu, qui vivent Son amour et qui se consacrent au service de leur frères nécessiteux au nom de Dieu même.

 

   Ces pensées me remettent en mémoire les textes de notre Chapitre  Général Extraordinaire :

 

   « Fleurissent des communautés fraternelles de foi, d’amour et de prière, ouvertes à l’homme qui soufre, et qui le servent en simplicité évangélique, selon le don reçu pour témoigner la présence salvifique su Christ et de l’église » ( DCGS III, 2 ).

 

   Ces quelques mots expriment les bases sur lesquelles fonder notre vie. Si, dans nos Communautés, se vit la fraternité, se fait la confession de la foi, une communication d’amour dans la vie normale, alors nous pouvons nous dire Frères de saint Jean de Dieu ; or pour vivre de cette façon, il faut nous redécouvrir, nous valoriser et nous reconnaître dans notre dignité de personnes. Pour « pouvoir nous ouvrir à l’home qui souffre et le servir avec simplicité évangélique » nous avons besoin de cultiver notre vie, de la développer, de croître comme hommes et comme religieux.

 

   Il est impossible de faire un service d’amour qui aide à vivre et qui réhabilite, si nous n’avons pas acquis et si nous ne vivons pas une expérience d’amour, amour qu’il nous est nécessaire d’expérimenter comme homme et que nous devons retrouver dans nos Communautés, dans la personne de nos Confrères.

  

   Pour y arriver, nous avons besoin de parvenir à un équilibre personnel, une maturité qui nous permettra d’atteindre les objectifs déjà indiqués pour ce triennat dans la session « style de vie ». Les objectifs dont nous voulons parler concernent des personnes capables de vivre de manière responsable, d’être autonomes, capables de collaborer à la croissance du groupe : une croissance harmonieuse et unifiée, qui nous aide à nous à nous sentir heureux et réalisés en tant qu’hommes, à nous sentir « équilibrés » dans notre vie parce que ce n’est qu’en réussissant à vivre, heureux et équilibrés, notre vocation que nous sommes capables de remplir notre mission avec joie et que nous communiquerons espérance, désir de vivre.

   Nous avons besoin, en même temps d’intensifier notre vie de foi et de l’exprimer dans nos moments de prière, en cherchant que ceux-ci ne se séparent pas du reste de notre vie, mais que notre vie nous invite à prier et que la prière soit présente à tout moment de notre vie.

 

   Cela nous aidera à créer un milieu communautaire où chacun se sente réalisé, conscient d’être religieux et hospitalier, cherchant à surmonter l’influence du matérialisme, les manières de vivre qui tendent à un plus grand bien-être et qui ne demandent pas effort… Cela nous aidera beaucoup, dis-je, à vivre les attitudes authentiques de pauvreté évangélique, qui nous invitent à la simplicité, non seulement pour l’usage des choses, mais surtout à la simplicité intérieure, personnelle, à la disponibilité, à l’ouverture aux autres, à ne pas nous enfermer en nous-mêmes, à renoncer à tout type de sécurité, de privilège, à toute forme de pouvoir et de domination sur les personnes… Parce que tout cela est contraire à l’esprit de charité que nous sommes appelés à vivre, et précisément par le moyen du service.

 

   Il y a une attitude, celle du service, que nous devons actuellement intensifier de manière particulière. Si c’est une valeur de la plus haute importance dans la vie de toute personne, elle l’est plus encore, évidemment, dans notre vie, car nous sommes appelés à servir pour sauver nos frères, comme Jésus ( cf. Mt 20, 28 ).

 

   Si, tous, nous efforçons de vivre et d’agir comme d’authentiques serviteurs, serviteurs de nos frères, les communautés deviendront réellement des milieux où nous pouvons nous rétablir de l’épuisement consécutif à notre travail ; nous nous sentirons rénovés au moment de reprendre notre service auprès des nécessiteux et de le partager avec les laïcs qui travaillent avec nous.

 

La communauté comme stimulant et comme appui

 

   Si nous arrivons à vivre de cette manière nos relation personnelles, notre communauté sera pour chacun de ses membres un milieu de stimulation et d’appui.

 

a)    stimulant et appui personnel

 

A certains moments de notre vie, nous nous trouvons tous face à des situations intérieures et ambiantes bien difficiles à surmonter par nos seules force. Nous avons tous expérimenté qu’il y a des moments où notre vie semble perdre sa signification, où Dieu semble caché, lointain …, où le fait d’être religieux nous coûte, demande sacrifice.

 

   Si notre communauté vit conformément aux valeurs évangéliques de pauvreté et fraternité, ses membres appuyés sur des valeurs humaines solides, alors  nous pouvons retrouver, parfois dans le témoignage silencieux des Confrères, parfois par la proximité de ceux qui vivent avec nous sur un plan  de plus grande confiance, le stimulant nécessaire pour ne pas nous décourager devant les difficultés ainsi que l’appui dont nous avons besoin pour les surmonter peu à peu.

 

   Nous découvrirons spécialement que nos Confrères nous veulent du bien et qu’ils le montrent, en nous aidant ainsi à surmonter les moments, normaux dans la vie de tout homme, où nous avons davantage besoin d’affection.

 

   Si notre communauté vit les valeurs évangéliques de pauvreté et de fraternité, ses membres ne craindront pas quand ils auront besoin d’affection, et ils ne s’enfermeront pas en eux-mêmes, car ils sauront s’accepter avec leurs nécessités normales ( pauvres de nous si nous nous mettions à penser que le faite d’être religieux nous dispense des mêmes besoins que ceux de toute autre personne ! ) et nous n’aurons pas honte de nous manifester comme pauvres et faibles…

 

   Si nous sommes mûrs en tant qu’hommes et hommes consacrés à Dieu, nous nous sentirons capables de répondre positivement à ces nécessités de nos frères, sans répression ni compensation.

 

b)    Stimulant et appui sans l’apostolat

 

Si nous réussissons à vivre dans nos communautés les attitudes de service, d’ouverture et d’accueil réciproque, tout cela sera une aide et un appui au cours de notre travail normal. Et nous nous  trouverons libres au moment de servir le malade, capables de lui offrir accueil et compagnie.

 

   Si nos communautés vivent l’attitude de service, nous découvrirons peu à peu que notre frère ne nous fait pas concurrence, de nous détrône pas, ne nous sous-évalue pas. Nous aurons la joie de nous sentir valorisés et acceptés à partir de nous-mêmes et nous valoriserons et accepterons les frères à partir d’eux-mêmes. Si nous parvenons à l’expérimenter, alors nous échoira assez normalement, au moment de partager le travail, la mission, avec toute autre personne non religieuse, de découvrir en  elle un compagnon, un ami… une personne digne d’être valorisée et acceptée pour elle-même.

 

   Nous verrons dans nos collaborateurs des hommes dignes et ayant besoin, comme nous, d’être valorisés, acceptés, traités à partir d’eux-mêmes, dans leur dignité de personne. Nous ne les traiterons pas en fonction du rôle qu’ils exercent, pas plus que nous ne nous sentirons détrônés par eux ou en concurrence avec eux.

 

   Si, dans notre Communauté, se vivent les attitudes évangéliques de pauvreté  et de fraternité, alors, dans les moments difficiles par lesquels nous passons parfois par la suite de la complication des structure où nous remplissons notre mission, nous serons un des appuis des autres. Surtout existera la capacité de discernement, d’autocratique.

 

   Quand les membres de nos Communautés se sentent mûrs comme personnes et comme religieux, ils sont capables de s’asseoir pour dialoguer, pour analyser en commun les circonstances, les difficultés normales que comporte la vie… Et ils s’aideront réciproquement à réviser les attitudes personnelles, à programmer en commun les activités apostoliques, à discerner quelle est la volonté de Dieu à tout instant et ce que l’Eglise nous invite à leur réaliser dans le milieu où nous vivons.

 

   Quand les Communautés vivent dans l’attitude évangélique de pauvreté, elles découvrent  que le religieux qui a décidé d’imiter Jésus ne dispose pas d’un lieu fixe, mais qu’il est appelé à cheminer sans cesse en annonçant la transcendance de Dieu et la sienne même… Et il ne se renfermera pas dans des travaux apostoliques qui cessent d’être les signes du Royaume, mais il disposera de la force de décision adaptée aux circonstances… Et certains membres en appuieront d’autres pour qu’on s’ouvre à des nouvelles formes de manifestation de notre apostolat aujourd’hui, et qu’on soit toujours en attitude d’écoute et de discernement à l’égard des signes des temps.

 

   Tels sont les points forts que nous sommes appelés à vivre et à développer à partir d’une vision authentique de l’humanisation de notre vie personnelle et communautaire comme Frères de saint Jean de Dieu. Telles sont les valeurs qui nous permettront d’être d’authentiques témoins de l’humanisation dans l’assistance aux nécessiteux, en défendant et en favorisant leurs droit humains ; ces valeurs mêmes de notre humanisation nous aideront à vivre des relations humaines profondes, authentiques, avec nos collaborateurs laïcs et à travailler aussi pour eux dans la promotion et la défense de leurs droits comme personnes, sans nous limiter à les considérer comme de simples collaborateurs, mais en les prenant pour ce qu’ils sont : nos compagnons, eux aussi devant s’efforcer au service humain et humanisant des malades et des nécessiteux. Si nous arrivons à voir cela et si nous accueillons avec ces attitudes nos collaborateurs, nous serons les témoins de ce que nous entendons en parlant d’humanisation et nous nous sentirons heureux de leur offrir la possibilité de développer leurs qualités ; nous serons notamment parce que nous aurons découvert en eux une personne, un homme où Dieu est présent et attend que nous l’aimions. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TROISIEME PARTIE

 

 

 

 

 

Vers l’alliance avec le malade

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre I

 

L’HOPITAL HUMANISE

 

 

Caractéristiques d’un Hôpital humanisé

 

   Je ne veux pas, dans ce document, descendre à l’analyse d’une méthodologie technique, applicable à l’humanisation actuelle de l’Hôpital comme structure sanitaire : même passionnante, cette étude demande trop d’espace ; aussi, après avoir tenté une analyse de nos attitudes humaines et spirituelles face à notre être – aujourd’hui – de fils de Jean de Dieu, je veux seulement dans ces derniers lignes me donner à moi-même et à vous une exhortation qui me fasse cheminer vers un Hôpital humanisé.

   Humaniser l’Hôpital n’est pas étendre une couche de vernis sur les cloisons d’une maison ; c’est, au contraire, intervenir de manière radical sur les murs, sur la structure de la maison. Pour user d’une métaphore, l’humanisation de l’Hôpital n’est pas quelque chose à faire en plus, quelque chose à ajouter ! Elle est une action qui renverse les relations, les communications, les pouvoirs, la vie affective dans l’Hôpital, de sorte les rapports, les pouvoirs, les communications les sentiments sont renversés pour le malade, pour son bien être : le malade est au centre de l’Hôpital humanisé, enfin le malade peut recevoir des réponses non seulement de la science et de la technique, mais aussi des réponses humaines.

   Un Hôpital religieux qui ne sait pas fournir toutes ces réponses, concernant la liberté, la vérité, l’amour, ne peut absolument pas se donner comme tel et n’en a pas le droit.

   L’Hôpital humanisé est un Hôpital transformé, qui présente les caractéristiques suivants :

   - L’Hôpital humanisé est grand ouvert : c’est un Hôpital ouvert, transparent. Tous peuvent le fréquenter, dans le respect de son efficacité ; tous peuvent le voir*, le critiquer, tous peuvent l’aider à être toujours plus exact dan le service.

   Certains Hôpitaux de notre Ordre ont déjà transformé en ce sens la structure et les comportements. Certes, un Hôpital ouvert pose des problèmes, au moins au début. Il n’est plus possible de se livrer à certains jeux, de masquer des paresses, des injustices, des insuffisances. Dans un Hôpital ouvert, il est difficile de répandre l’idée qu’on ne peut suivre avec attention la malade faute de temps, il est dangereux de soutenir que le religieux est trop occupé !

   L’Hôpital humanisé et ouvert fait appel au malade, aux parents, aux amis, aux médecins, aux milieu, au voisinage, à l’Eglise locale : non seulement pour avoir des autorisations et des aides économiques mais surtout pour obtenir des suggestions, pour avoir à l’intérieur de l’Hôpital  un flux d’humanité qui mette le religieux en condition de respirer cette humanité, de voir les joies et les souffrances du monde sans filtres ou erreurs de perception ; ce qui est impossible si l’Hôpital reste fermé, lieu de douleur, de résignation, pur et simple enfer terrestre. Voir vibrer l’humanité dans ses nombreuses manifestations permet au religieux d’y adhérer et d’y rester attentif.

   Il n’est pas facile d’ouvrir l’Hôpital quand les cœurs sont fermés, quand le parent est considéré comme ennemi, comme quelqu’un d’importun ; il n’est pas facile de s’ouvrir car on court le risque de voir les laïcs bien plus riches que nous quand les cœurs sont fermés, quand le parent est considéré comme ennemi, comme quelqu’un d’importun ; il n’est pas facile de s’ouvrir car on court le risque de voir les laïcs bien plus riches que nous en fait d’humanité, d’amour, de dévouement. Et il est vrai également que les parents ont peu de personnes pour y déverser leur amour ; mais il n’est pas moins vrai que pères, mères, parents, amis ont beaucoup à nous apprendre sur la manière de traiter les malades. L’Hôpital ouvert exige un religieux courageux, capable de s’associer à la réalité extérieure L’Hôpital et à la réalité intérieure du malade. L’Hôpital humanisé et ouvert exige du religieux une grande ouverture d’esprit et de cœur, une aptitude à vivre avec les parents, et non seulement avec le malade, une aptitude à continuer à apprendre et à s’éduquer. Le religieux, dans un Hôpital humanisé, ne peut plus se contenter d’aller de l’avant en faisant pour le mieux : de deux choses l’une, ou bien il change, en évoluant, ou bien il reste écrasé par des activités qu’il ne sait pas régler sinon sur nu mode stéréotypé.

L’Hôpital humanisé a un plan pouvoirs, bien précis, transparent à tous les niveaux ( religieux compris ).

Dans cet Hôpital, le pouvoir est considéré comme un processus particulièrement important pour garantir efficacité, efficience, satisfaction des besoins du malade. Dans un Hôpital qui veut s’humanisé, la communauté religieuse se donne des règles qui prévoient la manière, la finalité avec lesquelles s’articulent les centres de pouvoir, le pouvoir de tous, y compris celui du malade ( cf. droits du malade ), et non seulement des divers employés.

Une fois établis les pouvoirs de tous, de la Communauté elle-même, ceux-ci doivent être et demeurer connus. Le pouvoir, quand il est utilisé de manière occulte, ou quand il correspond pas aux exigences de la fonction, devient menaçant ou inefficace. Le religieux, lorsqu’il se trouve dans un Hôpital, le premier à respecter les règles du jeu, il n’utilise jamais le prestige de son habit pour faire passer d’autres pouvoirs que ceux qui ont été établis. Le religieux, avec son comportement respectueux de son propre pouvoir et celui des autres, communique à tous les employés la conviction que sans une forte discipline l’Hôpital ne peut pas fonctionner de manière adéquate. Le pouvoir d’un religieux dans un Hôpital humanisé est celui de faire bien son travail, et de soutenir l’autonomie de la délégation du pouvoir à tous les employés.

La confiance envers les employés laïques caractérise le religieux hospitalier qui s’efforce d’être humanisant : dans les collaborateurs il voit des personnes qui peuvent à leur tours devenir humanisantes ; par conséquent, il les soutient et il ne les considère pas comme des concurrents, comme des gens qui sont de l’autre côté. Dans l’Hôpital humanisé et humanisant, le religieux n’occupe pas des fonctions à moins de posséder les aptitudes voulues ; il n’entrave pas le laic dans ses fonctions, même si elles impliquent de grandes responsabilités.

La clarté des fonctions favorise la solution, au moment opportun, de certains problèmes : superposition de comportement, by-pass, empiétement. Ainsi le plan des pouvoirs, clair, clarifié, adapté aux nécessités effectives, représente un moyen puissant ( non la fin pour atteindre l’objectif consistant à permettre à tous les employés de travailler de manière organisée et convergente, dans un climat de lucidité, de responsabilité et qui valorise les pouvoirs de tous.

 

L’Hôpital humanisé croit au travail de groupe

 

Un caractère typique de l’Hôpital humanisé est le travail de groupe. Du prieur à l’infirmier, du médecin au personnel administratif, tous ceux qui travaillent à l’Hôpital utilisent cette technique puissante pour intensifier l’activité et pour maintenir à un degré élevé la préparation professionnelle de chacun. Dans l’Hôpital humanisé, on ne craint pas les réunion de groupe, le travail d’équipe ; bien au contraire, on fait tout pour les favoriser, les améliorer.

On ne se retrouve pas en groupe pour diluer les responsabilité, pour perdre son temps, mais pour faire des échanges, pour s’enrichir, pour prendre des décisions plus sages.

Dans un Hôpital humanisé, le Prieur n’a pas peur de recevoir des informations contraires à son point de vue, ou de « perdre la face » si dans le groupe émergent des indications opératives diverses mais meilleures que celles qu’il soutient. Dans un Hôpital humanisé, le Prieur et la Communauté croient dans les hommes qui travaillent sous le même toit, et font tout pour accroître la confiance, l’esprit de collaboration, le travail en commun. Par conséquent, dan un Hôpital humanisé existent beaucoup de salles de réunions, des endroits disposés exprès pour le personnel, des lieux de distractions, de lecture, de rencontre ; tout cela correspond au goût de communiquer, de cheminer ensemble, de s’aider dans les difficultés, étant donné la conviction profonde que tous les employés et tous ensemble sont humanisants. En réalité, le religieux n’a pas le monopole de l’humanisation, mais il favorise au maximum les initiatives qui, finalement, augmentent le potentiel thérapeutique de l’Hôpital.

Dans l’Hôpital humanisé existe une Formation Permanente

Cette formation s’adresse et s’offre à tous les collaborateurs, en particulier aux religieux. « On n’entre pas dans les temps nouveaux sans Formation Permanente. « Un Hôpital humanisé ne se crée pas sans que la Formation Permanente garantisse à tous, employés et religieux, un point de référence constant vers lequel se tourne, pour rester non seulement « à jour », mais prompts, toujours prompts à des mises au points avec le malade, avec les collègues, avec les confrères. L’usure due à une structure telle que l’Hôpital est très profonde : selon certains experts, sans Formation Permanente, l’obsolescence technique et humaine atteint 90 % des employés en cinq ans.

Je n’ai pas l’intention d’étudier à fond, ici, les modèles de « Formation Permanente » à notre disposition dans chaque pays. Tout Hôpital devra se référer à son cas particulier, mais en restant en liaison avec les Œuvres de l’Ordre où la Formation Permanente a été déjà introduite, et de manière positive.

Cela m’amène à dire que, jeunes et vieux, nous sommes tous en devenir, et que tous, compte tenu des rythmes et des temps de chacun, peuvent faire quelque chose pour ralentir le vieillissement humain, qu’il soit professionnel ou religieux.

Pour nous religieux, appelés à être aux côtés des malades, des nécessiteux, c’est à dire à recevoir quelque chose, il est capital de ne pas céder à la routine, de rester en état de fraîcheur, même à 90 ans. Si nous n’avons pas le souci de demeurer attentifs et prévenant, nous serons moins lucides pour notre tâche.

Eh bien, toute science et toute technique peuvent nous aider également à apprendre à apprendre, à empêcher la sclérose de la culture et des relations.

Au commencement, la Formation Permanente nous posera quelques problèmes, mais avec le temps elle nous rendra plus humains, plus prompts, plus chrétiens.

 

L’Hôpital humanisé est une maison de famille

 

Il est une Communauté qui, avec sérieux, affronte la douleur, ne craint pas la défaite, enfin crée et induit chez les personnes l’espérance. C’est un lieu qui devient le soleil intérieur autour duquel gravite la vie professionnelle, affective, intellectuelle des employés, des malades, des parents. L’Hôpital humanisé est la Maison où l’homme se trouve comme chez lui, autrement dit accepté tel qu’il est, compris, aidé dans ses besoins fondamentaux.

Dans l’ancienne Préface de saint Jean de Dieu, il est dit que, dans notre Ordre, les malades ne devaient pas seulement trouver une maison, mais un hospitium pietatis, une maison d’amour miséricordieux. Si, dans notre Hôpital, les malades ne trouve q’une maison, un toit, pour manger et recevoir des soins, mais sans trouver l’amour miséricordieux, ils demeurent étrangers à l’amour humain, à la fraternité et au message chrétien.

Quand certains religieux me disent qu’il n’y a plus rien à faire dans des hôpitaux prétendument modernes, je réponds : le jour où vous aurez garanti aux malades non seulement la maison mais aussi un hospitium pietatis, quitter vite l’Hôpital. Allez ailleurs évangéliser. Mais je suis sûr que notre vie ne suffira pas, celle de que le Seigneur nous donnera à l’avenir, pour transformer nos Œuvres en hospitium pietatis. Notre existence n’y suffira pas, pas plus que celle de nos confrères des générations proches. « J’étais sans foyer et vous m’avez recueilli » ; « J’étais étranger et m’avez donné l’hospitalité ». Mais si nous bornons à fournir technique ou logement, et non pas l’amour miséricordieux, nous n’avons pas donné l’hospitalité à l’homme, au Christ, pour lui offrir le pain, la guérison et le salut s’il se trouve en situation de maladie, de besoin et de danger.

Un livre français sur l’Hôpital dit : « L’objectif primaire de l’Hôpital est de procurer le bien être aux malades. Ce n’est pas tout… il a également pour mission de donner à ceux qui y travaillent la possibilité de se réaliser… les hommes ne produisent pas seulement des biens ou des services, mais il se produisent eux-mêmes. L’absence d’unité entre personnes, ou de solidarité, n’a pas seulement un impact sur le produit de l’Hôpital : elle provoque une détérioration du milieu professionnel des travailleurs ».

Chers frères, mais comment faire pour garantir au malades l’hospitium pietatis si nous ne nous associons pas, si nous ne nous soutenons pas, si nous ne donnons pas l’hospitalité à cet autrui le plus proche dans notre Hôpital qu’est notre collaborateur ? Comment pouvons-nous garantir le bien-être ( biologique, psychologique, social, spirituel ) sans nous aimer nous-mêmes et sans aimer nos collaborateurs ? Comment pouvons-nous maintenir à niveau élevé la thérapeutique et l’humanité de l’Hôpital si nous luttons sans cesse contre le personnel, si nous exerçons sur lui une domination, ou si nous l’ignorons dans ses besoins de réalisation de soi, de croissance ? Nous avons besoin de sa collaboration, de son humanité. Et qui donc, sinon le religieux, doit se préoccuper d’offrir aux collaborateurs cette assistance, cette aide afin qu’ils aident mieux nos malades ? Le collaborateur n’est pas seulement un homme de métier, il est un homme avec toute son humanité et sa spiritualité, et souvent il nous dépasse en en humanité, en spiritualité. Et nous, au lieu d’utiliser ces moyens comme occasions de nous enrichir, nous refusons la rencontre : il arrive que nous isolions littéralement les personnes les plus valables, par peur d’admettre nos ignorances ; or, seul celui qui est fort admet ses faiblesses.

Combien de fois dans mes contacts avec les religieux ai-je entendu parler de problèmes, de conflits avec tel ou tel employé laïque ; mais combien peu ai-je entendu parler du malade et de la volonté de faire toujours mieux pour lui !

Etre avec le malade est notre première tâche pour réaliser notre mission. C’est personnaliser tous les événements significatifs. C’est écrire dans notre cœur, avant de le faire sur papier, quels sont les droits fondamentaux du malade. C’est l’acte médical et humain tout à la fois de compréhension, de personnalisation du rapport patient-soignant. Le monde des besoins du malade a été trop peu exploré dans nos Communautés, dans nos Hôpitaux.

La seconde tâche fondamentale du religieux est d’offrir des structures et des personnes ( collaborateurs ) efficaces, efficients, humanisants. Combien de temps consacrons nous à l’assistance de nos collaborateurs pour qu’ils continuent toujours à se former, pour qu’ils vivent leur activité en condition de « santé » ? Ainsi le prochain est aussi notre collaborateur : nous devons lui accorder attention, écoute, encouragement, exemple, amour et soutien. Nous devons le considérer  comme notre frère, qui collabore avec nous à l’œuvre de réintégration de l’homme. Il n’est pas nécessaire que le laïc soit croyant ou qu’il se déclare tel. Il suffit qu’il respect notre mission dans le concret et qu’il s’y joigne de toutes ses forces et avant tout pour garantir le droit du malade à la santé et au respect.

Et si nous sommes exemplaires dans l’acte d’attention à son égard et à l’égard du malade, si notre style de vie est véritablement chrétien, le collaborateur ne pourra  ne pas introduire dans sa vie des comportements toujours plus proches de notre éthique. Notre devoir est de nous associer avec tous ceux qui collaborent avec nous, même si défiance et hostilité ne nous sont pas épargnées. Le Chrétien aurait-il choisi d’être exempt de la douleur et de l’incompréhension ? Ou aurait-il oublié que sa mission comporte trouble, gêne, contradiction ?

Un Hôpital humanisé est impossible, d’ailleurs, si à notre humanisation et conversion personnelles ne s’adjoint pas la recherche d’un rapport adulte, cordial, bienveillant avec nos collaborateurs. Si le collaborateur est considéré comme intrus ou comme étranger, il nous faut faire l’impossible pour l’accueillir et pour l’orienter vers le centre de notre action quotidienne : la santé de nos malades. Nous ne devons pas oublier que pour garantir le bien être au malade il est indispensable que les employés bénéficient eux-mêmes d’un bien-être culturel et d’un milieu humain. 

 

 

 

 

L’humanisation de l’Hôpital : acte de justice ou de charité ?

 

Le Samaritain est donné par Jésus comme exemple d’amour et de charité pour le prochain.

L’acte du Samaritain est un acte d’humanisation et correspond à un devoir envers l’homme, mais ce n’est pas tout. Le Samaritain fait tout gratuitement selon un certain esprit, il n’est pas animé par l’exigence de la loi. Tous les grands saints, qui ont agi en matière sociale, s’appuyant sur de grands principes spirituels, moraux et chrétiens – ceux dont l’humanité à et aura toujours besoin pour ne pas revenir en arrière vers la jungle – n’ont pas attendu que le droit décrète de reconnaître et de respecter l’homme, mais ils ont anticipé par la charité, par le cœur. Saint Jean de Dieu, avec sa charité et sa compassion, a non seulement comblé les vœux effrayants et secrets des nations poussées avant tout à se faire la guerre, mais à stimulé les Etats, les peuples à s’occuper de la santé et de la pauvreté de l’homme.

La charité précède toujours la justice, et c’est elle qui anime celle-ci.

Elle fuit la réglementation, elle exige une attitude intérieure et pas seulement un comportement extérieur, elle est gratuite, elle n’agit pas avec haine à l’égard des privilégiés mais avec amour pour les déshérités.

Le Samaritain a agi par amour pour l’homme qui descendait de Jérusalem, sans regarder autre chose, de manière désintéressée. L’amour ne peut ni s’acheter ni se vendre : c’est une des qualités incorruptibles.

Aujourd’hui, les Etats ont résolu de faire quelque chose pour la santé de l’homme. Et pourtant, malgré d’énormes progrès en matière de science et de technique, d’économie et d’organisation, tous les pays se plaignent du fait que l’attention des œuvres sanitaires s’écarte du centre même de la situation, que l’HOMME est à la périphérie, autrement dit qu’on ne vise que la partie physique, biologique de l’homme. Aujourd’hui l’antiqua pietas, l’antique relation amicale entre le personnel de l’Hôpital et l’hospitalisé est en crise et on en a partout la nostalgie. Il est paradoxal, mais vrai, qu’aujourd’hui, alors q’on soigne mieux les maladies, on soigne moins l’homme.

Bien plus, la société crée des maladies nouvelles, de nouvelles servitudes à la drogue, aux choses, aux remèdes, ect).

Et se produit un fait étrange. Alors que s’accumulent au cours des  siècles les conquêtes techniques et que le savoir grandit sans cesse, le comportement humain n’a rien d’une conquête définitive. Au contraire, il es t toujours en jeu. Le bien et le mal créés par l’homme ne dépend pas seulement du bien ou du mal produits par les générations précédentes, mais dépendent surtout de la bonne ou de la mauvaise volonté de l’homme. La vérité, la liberté, l’amour l’aptitude au bien ne sont pas héréditaire : ce sont toujours des conquêtes personnelles.

Pour cela, nous savons tous combien les résultats de l’action sont loin de l’idéal. Et puisque l’amour n’a jamais de fin, nous ne pouvons prétendre dépasser le commandement de l’amour mais il faut nous diriger constamment vers lui.

En parlant d’Humanisation, il ne faut pas entendre que c’est à côté de notre Hospitalité que nous devons insérer l’amour, l’humanitas ; il faut seulement nous rappeler que notre hospitalité comprend tout l’horizon de notre mission et comprend aussi l’accueil de qui est affligé de tribulations, pas seulement de celui qui manque de nourriture et remèdes. Ceci pour dire que l’Humanisation a sa place la plus authentique dans le charisme de l’hospitalité, et par conséquent entre plus ou moins dans ce quelque chose d’autre qui fait que notre hôpital ne doit pas seulement être une clinique, un hôtel, un bureau, mais un lieu brûlant d’ « affection » où le nécessiteux trouve la satisfaction de ses exigences morales, spirituelles, surnaturelles, mais aussi psychologiques et sociales.

Humaniser l’Hôpital, c’est le rendre plus hospitalier, plus proche de l’esprit de notre fondateur ; c’est quelque chose qui entre en nous et dans nos œuvres, et non quelque chose qui s’y ajoute. Si un Hôpital n’offre pas une science et une technique adéquates, cela est une atteinte au droit et à la justice, à l’homme aussi. Si un Hôpital n’est pas hospitalier, ne possède pas l’humanitas, cela atteint tout à la fois la justice et la charité.

C’est ainsi que, dans nos œuvres, même financées par des lois civiles, qui assurent l’assistance corporelle et technique, nous commettrions un péché très grave en nous limitant à assurer la garde du malade ( fonction carcérale ) ou à lui garantir une bonne efficience ( fonction administrative ). Nous commettrions alors un péché contre la justice et contre la charité.

C’est notre tâche de garantir la justice au malade par un traitement riche de compétence. Mais c’est également notre tâche, au-delà des lois humaines, de respecter le droit sacré que possède l’homme qui souffre et, à l’exemple de saint Jean de Dieu, de lui témoigner respect, dévouement, amour compréhension, transparence solidarité. C’est pour l’homme que nous devons nous enflammer et non pour maintenir des pouvoirs, conquérir des diplômes ; parfois, nous nous passionnons pour les choses et nous restons froids devant l’homme. Il nous faut fournir du pain, mais aussi donner notre personne. A la question : l’Humanisation est-elle un acte de juste ou de charité, je puis donc répondre aussitôt : aujourd’hui, elle est l’un et l’autre.

C’est un acte de justice, car c’est ainsi que nous respectons le droit de l’homme, sanctionné par les lois humaines ; c’est un acte de charité, car nous répondons à un besoin ( Celui de l’attention ) que nulle loi humaine ne peut régler ni imposer. La charité, l’amour bienveillant doit s’exercer davantage encore là où le droit humain n’est pas encore arrivé à protéger l’homme dans ses besoins et à signaler la route, à indiquer et à favoriser l’avènement de la justice. Ainsi la charité serait un instrument de la justice bien plus efficace que toute réforme ou révolution sociale.

Le commandement de l’amour pour Dieu et pour les hommes sensible les hommes, les oriente vers la justice.

A propos de la charité, saint Jean de Dieu en suivant à la lettre l’enseignement de saint Paul selon lequel les bonnes œuvres et l’observance des lois ne suffissent pas, n’a pas attendu l’avènement de la justice sociale, que pourtant le chrétien doit désirer et réaliser (« la charité… ne se réjouit pas de l’injustice »).

Notre révolution, celle de ceux qui suivent Jésus, est une révolution du cœur. L’option pour les pauvres, les marginaux, les souffrants est, comme le dit Jean-Paul II, à interpréter à la lumière de l’Evangile : « sans céder au radicalisme socio-politique qui, tôt ou tard, se montre inopportun, produit des effets contraires à ceux qu’on escomptait et engendre de nouvelles formes d’oppression ».

Chers frères, quelle somme d’injustice nous voyons dans les œuvres du tiers monde, de l’Amérique latine ! Parfois nous semblons faire peu, être limités dans notre apostolat et nous éprouvons l’exigence de modifier l’état de choses de manière plus directe et plus forte, pour ne pas dire violente, car nous assistons à la violence de l’homme sur l’homme, perpétrée depuis des siècles.

Dans ces pays, la tentation  de passer du côté des pauvres pour combattre les riches, les « justes », est très forte. Ce n’est pas une tension négative, bien au contraire. Maintenons vivante cette préoccupation, mais n’oublions jamais que, lorsque nous nous sommes consacrés à Dieu et à l’homme, nous avons choisi de combattre le mal avec le bien, de témoigner et de communiquer à nos malades, à tous ceux qui prennent contact avec nous, que l’homme est sacré, que l’homme est la valeur ; que l’homme est sacré, que l’homme est la valeur ; que l’homme doit devenir libre, vrai, généreux. Si nous donnons, à ceux qui souffrent des injustices les plus graves, le sens de leur dignité, alors le pauvre, l’opprimé, deviendra riche intérieurement, il n’acceptera plus aucune oppression et à la longue deviendra l’acteur même de sa libération authentique. En réalité, il n’existe pas de libération authentique qui puisse se déléguer à d’autres. Nous sommes déjà révolutionnaires quand avec amour et par amour nous faisons briller chez l’homme que nous atteignons dans nos Œuvres la lumière du caractère sacré de l’homme. Jésus n’a pas fait de révolutions contre l’esclavage, n’a pas fait de  croisades militaires. Mais c’est l’apparente « inactivité » des premiers chrétiens qui a porté à l’esclavage le plus violent coup de massue de l’histoire humaine.

Notre croisade, dans le pays à haut degré d’injustice sociale, nous la faisons en portant à un degré élevé notre action de charité : celle-ci par conséquent ne doit pas remplacer ni retardé le processus de justice, mais l’anticiper, le processus de justice, mais l’anticiper, le devancer, le stimuler. Traité en homme, un homme pauvre et faible exigera d’être traité en homme. Un pauvre, traité de haut, est un homme violenté par notre sadisme, et celui-ci peut être subtilement associé au désir d’aider les plus pauvres.

Quelle complaisance subtile est celle d’aider les pauvres, le tiers monde, pour se sentir forts devant la faiblesse et l’ignorance d’autrui ! Oui, le véritable sadisme consiste à considérer les autres comme faibles et au-dessous de nous au point de ne pouvoir se défendre ou de ne jamais apprendre à se défendre. En agissant ainsi, nous rendons autrui esclave de notre puissance et de notre bonté. Nous asservissons cet homme, du moins nous ne l’aidons pas à assumer sa propre puissance, sa propre grandeur.

Dans cette réduction d’autrui, masquée de bienveillance apparente, nous exerçons notre volonté de puissance. Alors que notre mission est d’ »élever » l’homme, de le soulever vers le haut, de lui dire que c’est tout à la fois son droit et son devoir de rester élever, de regarder tout homme sans se sentir inférieur à aucun.

Il nous faut être prophètes et, au besoin, martyrs comme notre saint ; sans armes ni armure. C’est notre vie qui, dans ces pays – et pas seulement en eux – doit indiquer le sens à donner à l’existence.

Ce programme de vie s’inspire de Jean de Dieu, qui n’a pas tué les puissants injustes de son temps, qui n’a pas fait de croisades – après sa conversion – qui n’a pas lutté avec haine, mais qui a réalisé le salut physique et moral – avec l’aide de ses successeurs – de millions de personnes et a obligé les puissants à considérer comme juste et sacré le droit à la santé des personnes, de tous, tant riches que pauvres.

Pour ce comportement qui est nôtre, pour cette conviction qui doit nous transfigurer ainsi que nos œuvres, pour cet Ordre qui est nôtre et qui marche sur les traces du Samaritain, je voudrais que tous nos patient puissent dire les paroles d’Ezéchias, sauvé de la mort : « voici qu’en santé se change mon mal ; ô Dieu, tu m’as redonné la vie et tu m’a retiré de la ruine cruelle ». Qu’ils le disent aussi même si, par un dessein d’en haut, il n’ont malheureusement pas obtenu le salut du corps ; qu’ils le disent également parce qu’ils aurons été bien soignés par les Frères de saint Jean de Dieu ; pour la sérénité spirituelle qu’ils auront reçue plus encore que par l’assistance, et par notre participation à leur destinée.   

 

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

UNE NOUVELLE PRESENCE

DU RELIGIEUX

 

 

Dans ces derniers lignes je voudrais vous faire part de ma pensée et de mon sentiment sur les voies à parcourir pour réaliser notre charisme de l’Hospitalité.

En conformité avec notre charisme, j’ai cherché à vous montrer l’espace que nous négligeons d’occuper en termes de relations avec le malade, avec les  employés, avec les parents, les laïcs, avec nous-mêmes.

Le domaine qui appartient à l’homme, mais qui n’est pas pris en considération par la médecine, est énorme. Les problèmes de la vie, les problèmes moraux et spirituels, ne sont pris en charge par personne, bien que parfois ils soient des facteurs de la maladie, de la souffrance physique, et puissent aussi retarder le processus de guérison.

Certes, les problèmes de la vie du malade, au sens le plus large du terme, peuvent aussi ne pas recevoir hospitalité dans les œuvres de l’Ordre Hospitalier de saint Jean de Dieu ! De même que les problèmes connexes à la mort du malade peuvent ne pas nous trouver disponibles : le problème passionnant, qui devrait transformer l’Hôpital et nous trouver très attentifs.

La société fortement industrialisée répond à certains besoins de l’homme, mais en même temps à de nouvelles catégories de marginaux. En particulier, et c’est ici que nous sommes appelés pour cela religieux hospitaliers, le malade, l’homme qui a perdu son bien –être, sa santé, est exposé à devenir marginal. Cela parce que la compréhension et l’amour ne sont pas monnaie courante dans la société industrialisée.

Mais pour donner compréhension, amour au souffrant, au nécessiteux, il est indispensable de croire, de n’avoir pas peur d’aimer et d’être aimé comme d’être incompris ; il importe d’être créatifs. Sans créativité, il est impossible d’aimer ! C’est une vérité qu’il faut nous répéter dans le cœur toute la vie.

Il n’y a pas de véritable santé, de véritable bien-être si un malade ne peut disposer de relations personnelles significatives, riches d’empathie et d’amour. Mais il n’y a pas amour si nous, religieux, sommes marginalisés, si notre Communauté est marginalisée, si nos collaborateurs le sont, hélas, par nous-mêmes. Nous sommes en marge quand nous ne croyons plus à la force de la charité, c’est à dire si nous cessons de croire à l’Evangile, au Fondateur, à nous mêmes.

Dans la société déshumanisée d’aujourd’hui, nos Hôpitaux n’atteignent pas l’objectif d’offrir l’Humanitas au malade, non parce qu’ils manqueraient de moyens, mais parce que trop d’idéaux sont étouffés en nous, religieux, et pas seulement dans les chrétiens en général. Il importe de rester dans l’histoire en mettant en lumière nos idéaux, qui jamais ne déclineront. Il importe de rester dans l’histoire en nous remplissant d’humanité. Il importe de participer aux espoirs et aux déceptions de l’homme. Le monde a eu, et aura toujours besoin de religieux, mais de religieux non en marge, sans effroi, non rebelles aux changements, non passifs, parque riches de la liberté issue de la foi. Une liberté qui n’attache pas à une fonction, mais qui donne la capacité d’une présence à l’égard de l’homme, de la vie. Un grand savant a dit que celui qui n’est plus en état de manifester étonnement ou surprise est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints.

Chers Confrères, combien cette intuition est vraie !  Comme il est vrai que nous sommes déshumanisés quand nous nous identifions entièrement à une fonction et quand nous nous habituons à tout le monde, aux malades, aux collaborateurs, l’Eglise locale ! Le religieux est déshumanisant quand il est attaché à une fonction : chacun de nous a couru et court toujours ce risque mortel. Au lieu de développer des tâches opératives en vue d’un rapport meilleur, plus authentique avec le malade, avec les employés, nous utilisons la fonction pour cacher notre personnalité, au point de l’écraser, de la mettre de côté. S’attacher à un rôle signifie se rendre prisonniers, captifs.

Combien de religieux ont lutté pour défendre telle ou telle fonction au lieu d’épandre leur personne, de la dilater, d’offrir ainsi en plus au malade une prestation d’humanité, d’attention, d’amour ! Combien de religieux se sentent défaillir pour avoir dû quitter une fonction opératives ! On voit que nous n’avons pas trouvé la véritable place, qui est celle d’être au service de l’homme et non au service du pouvoir de la tâche, de l’autorité.

Je ne me laisserai jamais de nous répéter que le malade, s’il a certes besoin de soignant compétents, attend surtout de nous la présence vivante, pleine d’espérance, et cela surtout quand il est inguérissable. Celui qui, en arrivant dans nos Hôpitaux, n’y trouve pas d’humanité est victime d’une trahison.

Nous sommes blasés et traîtres quand, arrivant le matin dans le service, nous parlons des malades en termes de quantité. Quand nous disons que nous avons tant de malades, que le numéro un tel est sorti, qu’un « nouveau » est entré, que nous devons faire tant de médication. Ici nous devons avoir le courage de ne plus paraître dans notre service : nous sommes devenus des robots. Nous avons perdu la faculté de nous émouvoir, de jouer, de plaisanter, de nous identifier avec le malade. Nous sommes des habitués, nous avons perdu la partie la plus belle de notre être, notre personne, notre sensibilité. Hélas, nous pensons avoir atteint un haut degré de maturité personnelle et professionnelle parce qu’indifférents à tout, y compris à la mort ; nos nous croyons supérieurs ; et nous prétendons bien que les malades ne fassent pas trop de caprices, ne cherchent pas à recevoir davantage de nous ; nos n’avons pas l’audace de les considérer et d’obtenir qu’ils se considèrent comme uniques, différents, particuliers. Et si le règlement exige que nous soyons tous égaux, nous avons à notre insu instauré la dictature la plus impitoyable et la plus subtile. Oui, parce que le dictateur – connu ou inconnu, grand ou petit – est convaincu que les autres ont tous besoin des mêmes choses. A quoi prétendraient-ils encore ?

A quoi prétend le malade ? Il a un lit, des médecins, des remèdes, de la nourriture, de quoi se plaint-il ? Certes il souffre, mais la souffrance, qui la supporte ? Sait-il la souffrance que nous devons supporter, nous ?

Savons-nous la souffrance que nous distribuons quand nous sommes habitués au malade, quand nous avons les yeux éteint ? Il est normal que les religieux, attachés à leur fonction et habitués, se posent la question ; mais alors y a-t-il  un sens à rester dans nos Œuvres ? Ne serait-il pas préférable de s’orienter vers d’autres formes d’apostolat où l’on pourrait mieux se réaliser ? Outre le faite que notre maison, que l’œuvre, c’est nous, il est certain qu’on ne devient pas saint sinon en transformant sa vie, et non pas en changeant de nationalité ou de patients : et nous nous rendons compte que nous sommes dans un Hôpital pour « lutter avec Dieu contre le mal » ( Teihard de Chardin ) ; nous devons lutter contre le mal partout où il se trouve et quel qu’il soit : physique, psychique, moral, existentiel, spirituel. Et si nos collaborateurs manquent à le faire, c’est à nous qu’il incombe de combler les lacunes. Le vrai mal consiste à ne pas lutter pour nous améliorer, nous et notre Communauté : c’est par cette lutte seulement que nous améliorerons l’organisation du travail, l’efficacité de nos Œuvres.

Que pouvons-nous ajouter sinon que le religieux exerce un rôle actif et passif d’hospitalité quand il reste avec la personne malade, dans la mesure où il la reconnaît, la défend des assauts qu’elle subit inévitablement quand elle entre à l’Hôpital, quand il lui donne le sens de sa dignité en lui accordant du temps, et non seulement nourriture, remèdes, lit et toit ?

Qui est celui qui nous veut du bien ? Un auteur répond : « Celui qui nous consacre, avec son temps, une attitude cordiale, attentive, de disponibilité.

Le Frère de saint Jean de Dieu exerce son hospitalité aussi quand – et c’est sa mission – il met la structure et les collaborateurs dans les conditions d’offrir le plus possible d’humanité, de technique, d’espaces.

Mais pour exercer une assistance généreuse à l’égard du malade, il importe, je dois le répéter, que nous soyons unis avec nous mêmes, avec Dieu, avec les confrères.

Le renouveau, qui est notre tâche à tous, doit nous porter à ce profond changement qui concerne non seulement, mais surtout, notre cœur. « Vous valez ce que vaut votre cœur ». C’est une déclaration du pape à l’occasion de son voyage à Paris. « Toute l’histoire de l’humanité est une histoire du besoin d’aimer et d’être aimés ». Combien valons-nous ? il est impossible de répondre à la question, mais il est possible de répondre à la question, mais il est possible d’affirmer que tous nous devons avec, avec insistance, faire la rééducation de notre cœur. Je ne crois pas, comme un regard superficiel au monde des jeunes pourrait le faire croire, que l’homme a appris à aimer, et que le cœur a vaincu l’égoïsme, le pouvoir, le calcul froid.

Ah ! Que de violences, et d’autant plus graves qu’elles sont plus raffinées ! Quelle marginalisation, que de maladies sociales, que de millions à mourir de faim parce que le cœur n’a pas vaincu ! Notre cœur, qui a peur d’aimer, a besoin d’une longue rééducation parce qu’il n’y est plus habitué : il a peur de Dieu. Aussi notre cœur craint-il de prêter attention à autrui, au prochain. Avoir un cœur consacré à l’amour est un don de Dieu et une entreprise à mener par quiconque est, comme nous, consacré à l’amour en servant. Comme je l’ai dit, c’est une entreprise risquée et très longue : on n’aime pas quelqu’un sans s’aimer soi-même, et l’on ne peut s’aimer soi-même sans aimer les autres. Notre cœur peut être protégé par une coquille plus ou moins épaisse mais il faut nous en sortir si nous nous voulons nous dire chrétiens et servir vraiment le malade.

« je vous ôterai votre cœur de ,pierre et je vous donnerai un cœur de chair », disait seul peut nous ôter le cœur de pierre, mais à condition que nous le voulions.  Réfléchissez-y ; nous pouvons dire à Dieu.

Si nous disons oui, nous devons nous éduquer et avoir toujours un cœur nouveau, un cœur jeune : un cœur qui soit le centre de la vie spirituelle. Un religieux, un confrère, s’éduque si, avant tout, il s’éduque si, avant tout, il s’éduque le cœur. Sommes-nous ou non convaincus qu’à l’Hôpital nos sommes exposés à ce que notre cœur s’habitue et se pétrifie ? Nous le savons tous. Et alors, que faire et comment, pour éviter le montre de l’habitude ? Un religieux qui se rénove pour être humanisant, et par conséquent véritablement hospitalier, s’arrête pour réfléchir, seul ou avec la communauté, avec ses amis et avec ses collaborateurs, sur le pourquoi de la pétrification. Il se tourne vers Dieu, vers saint Jean de Dieu, vers les autres religieux : il suit des cours, il exerce des activités permanente, il fait des efforts de lecture et d’échange ; il prend des vacances intelligentes 0, il tâche de voir et d’accueillir le sens des œuvres qui sont en voie d’Humanisation ( à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ordre ). Le religieux qui est sur la voie de l’humanisation apprend à écouter le malade, lui tend l’oreille, prête enfin attention aux sciences humaines. Un religieux qui veut s’humanisé pour humaniser n’a pas peur du nouveau, il craint les modes, il a un grand respect de soi-même, de sa personne. Impossible d’aimer autrui sans s’aimer soi-même.

La plénitude d’humanité devient le lieu de la divinité : en analogie avec la personne du Christ.

Pour s’aimer soi-même, il faut sortir des errements du narcissisme égoïste, ou du masochisme spirituel (qui est un autre aspect du narcissisme ) ; il faut décider de devenir une personne, par un effort personnel, avec l’aide des autres et de Dieu.

C’est à nous seuls de prendre la décision de devenir des personnes et non des pâles figures anachroniques. Devenir des personnes signifie considérer sérieusement nos désirs, nos rêves, admettre notre grandeur et nos limites réelles.

C’est n’avoir q’une seule peur : celle de faire le mal.

Tout homme a le droit et le devoir de devenir une personne, avec un cœur de chair et une passion pour le prochain.

Cela n’a rien à voir avec le sentimentalisme. A n’importe quel âge nous pouvons reprendre le chemin, pour être reconnus et pour nous reconnaître. Au-delà de la peur et de la faute, mais dans le consentement aux risques et à la responsabilité, le religieux qui se rénove a devant lui un but enthousiasmant : la croissance, son épanouissement, l’épanouissement du cœur et de l’intelligence. Le religieux qui se rénove se rendra compte à un certain moment qu’il n’aura pas besoins de montrer sa nouvelle richesse intérieure : elle se manifestera, sans beaucoup de paroles, sans bruit, sans s’imposer à personne. Le prochain, le malade surtout, accueillera pleinement la mutation survenue dans notre être. Au dedans de son cœur, il éprouvera une émotion qui le portera à se manifester, à demander, à goûter notre présence.

Le religieux qui ne suit pas un chemin intérieur pourra édifier les œuvres les plus belles, avoir des postes de responsabilité, mais ayant évité l’ascension fatigante vers son Humanisation – sa réalisation comme personne – il ne pourra jouir de la vision, des horizons offerts enfin à la seule ascèse.

Aussi est-il évident que ces horizons, il ne pourra les décrire au malade, au prochain, car avant tout il ne les a jamais vus. La première grande entreprise du religieux est de devenir un homme, une personne. Notre mission, qui est d’agrandir notre domus aux besoins de l’homme, passe inévitablement par l’agrandissement – grâce à l’éducation et à l’expérience – de notre cœur, de notre être, et aussi de notre savoir.

C’est ainsi, mes frères, que nous avons la certitude de vivre notre foi. «  parce que nous croyons à l’amour » ( 1 Jn 4 ).

Un religieux en profession de santé, quand il affronte la souffrance, quand il cherche à dissiper les angoisses et à assurer des bases plus solides à la vie physique et psychique, devient, grâce à sa compétence et à ses connaissances, l’instrument de l’Esprit : il prolonge l’action évangélique de Jésus, qui passa « en faisant le bien » et en guérissant.

Ce n’est donc pas une question de plus grande efficacité ou d’activité nouvelle, mais un nouveau titre de présence individuelle, uniquement dans la foi. Tout, ici, est, de fait, question de foi attribue aux comportements humains. En dehors de la foi, les activités professionnelles plus altruistes, plus caractérisées par le don de soi, au sens de l’épître de saint Jean, accomplies par un religieux, ne se distinguent pas des activités identiques que d’autres, même incrédules, peuvent accomplir. Il y a, en fait, des athées qui consument leurs énergies au service des malades, qui sacrifient jusqu’à leur vie à la défense des plus pauvres, qui courent tous les risques pour le triomphe des droits de l’homme. Mais les religieux ont ceci de particulier : d’une part, il unissent ces actions au mystère du Christ Jésus au nom de qui ils les accomplissent ; par ailleurs, ils les situent dans la perspective d’un royaume de Dieu, dont la plénitude doit advenir au delà de notre terre. Et c’est la foi qui inspire ce comportement.

Si la foi a une telle importance pour la « sequela Christi », il est vital d’en garantir la vigueur. Traditionnellement, cette affaire concerne la communauté en tant que telle. Avant d’être communauté de partage des biens et des charismes, la fraternité religieuse est communauté de foi. C’est une idée un peu oubliée dans le discussions sur la ive du groupe. Je souligne d’abord que le monde de la santé de place au centre de l’incrédulité, que les doutes peuvent corroder la foi des religieuses et des religieux occupés dans ce milieu. Je peux maintenant ajouter que ceux-ci ne sont pas en état de résister si, depuis longtemps, ils ne sont pas donné la possibilité de lieux où dire et alimenter leur foi, d’une manière qui ne soit pas piétiste. S’il y a une partie de l’Eglise qui a plus que jamais le besoin d’approfondir la foi avec l’intelligence et non pas seulement avec la vie, la maladie et la mort. Est mise en cause, nous l’avons vu, la fidélité de l’Eglise au chemin de Jésus .

Mystérieusement associés à la lutte de Dieu contre la mort et pour la défense de la vie, ces chrétiens confèrent la présence de leur amour grâce à un cœur humain et à de gestes humains ( ceux mêmes de Jésus ), dans cette compassion pour l’homme, qui germe dans l’Evangile. Il faut naturellement qu’ils nous croient. Et avec une foi vraie.

« L’homme est appelé à souffrir avec Dieu des souffrances que le monde inflige à Dieu… La metanoia ne consiste pas d’abord à se laisser porter dans la vie de Jésus-Christ, dans l’événement messianique (…) Quand on a entièrement renoncé à devenir quelqu’un… on se met alors pleinement entre les mains de DIEU, on prend avec sérieux non pas ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde ; on veille avec le Christ à Gethsémani : telle est, à mon sens, la foi, la metanoia : c’est comme si on devenait un homme, un chrétien » ( D. Bonhoeffer, Résistance et capitulation ).

C’est comme si l’on vivait en vérité la parole « C’est moi ! », sur le chemin de l’évangile. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion

 

 

 

La nouvelle alliance avec le malade

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette intervention sur l’Humanisation avait pour but principal de rappeler au religieux une de ses tâches précises : celle d’affronter avec courage le changement personnel, professionnel et celui des structures pour reconstruire une nouvelle alliance avec l’homme qui souffre.

Permettez-moi de répéter deux choses :

1)       la nécessité de profondes modifications dans notre être, dans la Communauté ;

2)       le fait que l’Humanisation à l’Hôpital est un acte de charité, de justice, dû au malade d’aujourd’hui, qu’il soit riche ou pauvre. Si nous apprenons chaque jour à rester du côté du malade, du côté de l’homme en chair et en os ( au delà des nombreuses figures professionnelles qui peuvent tourner autour de lui, ), l’Hôpital devient une grande Communauté hospitalière au véritable sens du terme.

Certes, l’Humanisation de l’Hôpital implique la modification des structures. Mais il implique avant tout la modification de nos rapports avec ceux qui y travaillent, avec les parents, enfin avec le malade.

Nous devons apprendre à assumer notre humanité pour l’offrir au malade et à identifier notre carence dans ce domaine afin de la contenir, de la réduire, grâce à une vie de prière d’étude, de formation permanente qui, je le répète, envisage non seulement notre savoir mais également notre être.

Notre objectif essentiel consiste à essayer avec détermination de nous rapporter sous un mode nouveau au malade, de sorte qu’il soit mis au centre de l’Hôpital et de l’attention de tous ceux qui y travaillent. Cela peut paraître peu de chose d’affirmer et de favoriser en pratique le caractère centrale du malade, mais je suis sûr que dans beaucoup de nos Hôpitaux, ce caractère central est obscurci. Eh bien,  si ce diagnostique était confirmé, nous ne pourrions pas dormir tranquilles jusqu’à ce que le malade revienne à sa place, à cette place que saint Jean de Dieu a parfaitement identifiée. Et nous, ses disciples, prompt à laisser tomber de vielles habitudes, des comportements dépassés, nous pouvons, nous devons courageusement rénover chaque jour notre antique alliance avec l’homme qui se tourne vers nous, en sachant bien qu’il peut recevoir de nous cette place centrale qu’il pourra difficilement trouver ailleurs.

L’humanisation de l’Hôpital est impossible sans notre propre Humanisation. Il n’existe pas encore dans le commerce un remède capable d’humaniser l’Hôpital ! S’il est exact que l’Hôpital humanisé est un Hôpital différent, radicalement différent en matière de communication, de pouvoirs, de styles de décision, de vie affective, etc., il n’est pas moins vrai que pour devenir différent, pour se transformer, il a besoin d’hommes également transformés. Il a notamment besoin de religieux mûrs, ou qui s’efforcent de le devenir, ainsi que d’une communauté riche d’amour, toujours prompte à tout progrès spirituel.

Comment faire pour atteindre davantage de maturité affective, étant donné que sans ce progrès en humanité, en stabilité, en affectivité, nous ne pouvons pas devenir plus humains et plus humanisant ?

Convaincus qu’il n’existe pas une route unique praticable pour tous et par tous, il est certain qu’à cette question, il nous faut donner une ou plusieurs réponses, dès maintenant ou plus tard, si nous voulons entrer dans un domaine, celui de notre humanisation, qui tient tellement à cœur et qui est si important pour le malade, pour l’Hôpital, pour la vie de relations avec tous ceux qui y travaillent, et avec le monde extérieur.

A mon sens, une possibilité consiste à nous ouvrir le plus lucidement possible au monde, à aller vers les laïcs qui vivent avec nous à l’Hôpital, vers leurs familles, sans pour autant que ces amitiés se substituent jamais à l’amitié fondamentale avec nous-mêmes, avec la Communauté, avec Dieu.

Ouvrons-nous aussi aux autres Ordres religieux, à nos familiers, au malade sans nous laisser prendre, sinon par les fins auxquelles nous avons consacré notre vie. Aimer le prochain, le proche, et se laisser aimer, cela peut être un exercice, moins facile qu’il ne semble à première vue, mais qui devient indispensable si nos voulons progresser en humanité.

« Les chrétiens occupés dans les milieux de santé, spécialement les religieux et les religieuse, se situent ainsi parmi les agents principaux de l’Evangile. Ils sont à titre particulier ceux qui maintiennent l’Eglise de Dieu en constante harmonie avec la voie de l’évangélisation inaugurée en Jésus et continuée par la communauté apostolique primitive, c’est en fait, grâce à eux que la bonne nouvelle s’implante au centre de la misère et des espoirs humains, ils en sont le « le lieu » privilégié. Sans eux et sans ceux qui affrontent directement la misère, l’Evangile risquerait de devenir une chose purement merveilleuse mais sans impact sur l’époque, une religion abstraite adorant un Dieu lointain mais non plus un Sauveur.

Il est intéressant de rappeler que, à des hommes et à des femmes, qui cherchent à faire descendre l’Evangile dans les douleurs et les angoisses humaines, l’Eglise a toujours donné un statut spécial – diacres et diaconesses dans les instituts fondés pour ce but – et qu’elle n’a jamais cessé de demander à l’évêque d’y veiller avec une extrême attention. Si le terme, adopté sans critère, n’avait pas été développé, je dirais que les chrétiens occupés dans le secteur de la santé au nom de l’Evangile assurent le noyau de « praxis » sans lequel la Bonne nouvelle se réduirait à une pure théorie. Ici également, par une sorte d’instinct issu de l’Esprit de Dieu, la tradition chrétienne, avec des interprétations différentes selon des époques, a tenu en honneur le service appelé ( par une très belle expression ) « le service corporel », Elle a senti que cette miséricorde était le sacramentum du salut de Dieu » ( J.M.R. TILLARD, o.p. ).

Et Jésus lui dit : « Va et fais de même » ( Lc 10, 37 ).  

 
 

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